Christophe Clergeau en débat de plénière du Parlement européen sur le programme de travail 2026 de la Commission européenne

© European Union 2025 – Source : EP

Cinq ans après le début de la pandémie de Covid-19, les ambitions européennes en matière de santé semblent s’essouffler. Si la gestion de la crise sanitaire a mis en lumière l’importance du rôle que peut jouer l’Union européenne, nous sommes aujourd’hui à un moment charnière où d’autres priorités occupent le devant de la scène et où les leçons tirées en matière de santé publique tendent à s’effacer. En témoignent les rares allusions à ce sujet dans le discours sur l’état de l’Union en septembre dernier, ainsi que l’absence de toute mention de la santé dans la présentation du programme de travail de la Commission européenne pour 2026 au Parlement européen le 21 octobre dernier.
Face à ce constat, le groupe de l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates (S&D) a publié dès le 15 octobre 2025 un document de position visant à replacer la santé au centre de l’agenda politique européen et au cœur de la transition environnementale. Les recommandations sont nombreuses, allant de la santé mentale aux maladies cardiovasculaires, en passant par un volet dédié à la santé mondiale. Pour mieux comprendre ces ambitions et les défis qui y sont associés, Le Taurillon a choisi d’interroger l’un des porte-paroles de cette stratégie : Christophe Clergeau, eurodéputé français depuis 2023 et Vice-Président S&D, membre de la commission de l’environnement, du climat et de la sécurité alimentaire (ENVI), ainsi que de la nouvelle commission de la santé publique (SANT) du Parlement européen.

Le Taurillon : la santé relève avant tout de la compétence des États membres : pourriez-vous nous expliquer pourquoi une action européenne vous semble néanmoins justifiée en la matière, et quelles sont selon vous ses priorités ?

Christophe Clergeau : Il y a dans ce débat une erreur de perspective. L’Union européenne a des compétences très larges dans la définition des normes de protection de la santé et des droits des consommateurs s’appliquant à de très nombreux produits : pesticides, produits chimiques, dispositifs médicaux, médicaments,… Elle définit aussi le cadre juridique relatif aux pollutions et sa politique de recherche comprend un pilier santé très important. Le traité stipule qu ’ « un niveau élevé de protection de la santé humaine est assuré dans la définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de l’Union ». Donc si les États membres restent très largement responsables des politiques de santé publique ainsi que de « l’organisation et la fourniture de services de santé et de soins médicaux », l’Union dispose de leviers très importants pour mener une politique de santé globale.

L’Union doit être l’acteur clé de la révolution de la prévention. Nous ne voulons plus seulement traiter les maladies mais agir en amont. Nous devons pleinement intégrer dans toutes les politiques européennes les différents déterminants de la santé (environnementaux, sociaux, comportementaux….). Cela passe, par exemple, par une meilleure réglementation des produits chimiques, des PFAS [composants chimiques que l’on retrouve dans de nombreux objets de la vie courante mais extrêmement polluants et nocifs pour la santé humaine], ou encore des politiques alimentaires durables et l’amélioration des conditions de travail.
L’Europe doit œuvrer à l’égalité d’accès aux traitements, aux soins et aux services de santé. Les inégalités d’accès à la santé minent à la fois la cohésion et la compétitivité de l’UE. La droite européenne devrait comprendre que le bien-être des Européens est la première condition de la compétitivité et que les inégalités sapent la cohérence du marché intérieur.

La Covid a aussi montré la nécessité de renforcer notre capacité à affronter de manière solidaire des risques et les crises. La faiblesse de la vaccination dans certains pays a fragilisé la lutte contre la Covid. Le renforcement des coopérations transfrontalières est également crucial. La santé doit être au cœur des politiques européennes de préparation aux crises mais aussi de sécurité globale de l’UE.
Tout cela passe par un mécanisme permanent d’intervention, une agence européenne de santé publique, mais aussi une stratégie de préparation coordonnée, afin que tous les citoyens, dans toutes les régions, bénéficient d’une même capacité de réaction et d’accompagnement, notamment des plus vulnérables.
Ce travail que nous avons effectué au sein du groupe des Socialistes et Démocrates est aussi une réaction, un appel. Malheureusement, il faut aussi être lucide : la santé n’est plus aujourd’hui une priorité politique de l’Union européenne. Le programme EU4Health disparaît dans le nouveau cadre financier pluriannuel et dans le programme de travail 2026 de la Commission, le mot « santé » n’apparaît presque pas. La santé recule sur l’agenda politique européen au moment où elle devrait au contraire devenir une priorité partagée.

Le Taurillon : L’approche « Une seule santé » (“One Health”) occupe une place centrale dans le document de position publié le 15 octobre dernier par votre groupe politique. Comment la définiriez-vous en quelques mots, et pourquoi dites-vous qu’elle est menacée ?

Christophe Clergeau : L’approche « One Health » (Une seule santé) est essentielle car elle porte l’idée que la santé humaine, animale, et celle des écosystèmes environnementaux sont intrinsèquement liées et dépendantes.

Mais le concept clé qui structure notre démarche est celui d’”exposome”. Il permet de décrire l’ensemble des expositions (environnementales, comportementales, sociales) auxquelles un individu est soumis tout au long de sa vie, et leur effet sur la santé. Comment nous vivons, là où nous vivons, les pollutions et produits dangereux auxquels nous sommes exposés ont un impact sur notre santé et explique l’explosion en cours des maladies chroniques : cancers, maladies neuro dégénératives, maladies respiratoires et de la douleur,… L’exposome est une révolution car au-delà de l’approche par les déterminants de santé il insiste sur les “effets cocktails” et les effets cumulés dans le temps des expositions, il permet notamment de comprendre comment de faibles doses sur un produit donné, combinées à d’autres, peuvent déclencher des maladies très graves ; il doit conduire à changer totalement l’approche de la réglementation des produits présumés cancérigènes ou perturbateurs endocriniens.

Santé, social et environnement sont donc étroitement liés. Or au lieu de renforcer l’ambition européenne, on assiste aujourd’hui à un blocage des initiatives européennes dans les politiques sociales et un recul des politiques environnementales qui mettent en danger la santé des européens. Au nom de la simplification pour les entreprises on met en danger la santé publique et donc la santé des salariés et indépendants et donc la compétitivité de l’Union.

Le Taurillon : Vous préconisez l’établissement d’un « Conseil de coordination de la politique de santé ». Quelle serait sa mission et en quoi constituerait-il une réelle valeur ajoutée ?

Christophe Clergeau : Le “Conseil de coordination de la politique de santé” que nous proposons dans le position paper du S&D jouerait un rôle central de gouvernance à l’échelle européenne. Il ne s’agirait pas d’un simple organe consultatif, mais d’un mécanisme stratégique pour assurer la cohérence des politiques de santé dans l’ensemble de l’Union et contribuer à la réduction des inégalités.

La vraie valeur ajoutée, c’est que ce conseil briserait les silos institutionnels. Il permettrait d’aller au-delà d’une logique fragmentée et de créer une stratégie globale, cohérente et durable, conformément au traité, plutôt qu’une addition de petites actions isolées et inefficaces car peu cohérentes.

Le Taurillon : Dans son programme de travail publié le 21 octobre 2025, la Commission confirme le projet de révision de la directive tabac. Pourquoi l’UE s’investit dans le champ de la lutte contre le tabagisme ? Et pourquoi la lutte contre le tabagisme devrait-elle se faire au niveau européen plutôt qu’au niveau des Etats membres ?

Christophe Clergeau : La Révision est renvoyée à plus tard sans aucun calendrier. Cela ne nous va pas, nous voulons que la révision soit engagée dès 2026 notamment pour combattre la prolifération des fausses alternatives à la cigarette, des produits à base de nicotine qui s’adressent massivement aux jeunes voire aux enfants. Nous voulons une génération sans tabac et sans nicotine.

Le tabac est la première cause de mortalité évitable. Il tue chaque jour. Beaucoup trop. Il faut donc agir : cette problématique ne peut pas être laissée à la seule initiative nationale, pour plusieurs raisons.
Premièrement, le marché intérieur joue ici un rôle crucial : les produits du tabac circulent entre les États membres. Sans un cadre européen harmonisé, il y a des disparités majeures : certains pays ont des législations laxistes, des taxes plus faibles, ou des restrictions publicitaires différentes, ce qui affaiblit l’impact des politiques nationales. Comment un paquet de cigarettes peut-il varier du simple au double d’un pays de l’UE à l’autre ?

Deuxièmement, c’est une question de solidarité : nous ne sommes pas tous exposés face au tabac de la même façon selon notre État membre d’origine. Or chaque vie compte, quel que soit l’État membre de naissance. En harmonisant, on peut garantir que les mêmes protections et les mêmes mesures de prévention s’appliquent à tous les citoyens.

Troisièmement, l’industrie du tabac est puissante et bien organisée. Agir au niveau européen, c’est renforcer notre capacité d’action face à cette industrie qui s’adapte très vite. Par exemple, l’industrie du tabac exerce un lobbying très fort et une intense propagande sur les réseaux sociaux à destination des jeunes aujourd’hui. Une réponse fragmentée par les États serait plus faible face à ce pouvoir.

Quatrièmement, nous proposons d’utiliser les recettes du tabac comme source de financement pour la santé en mettant en place une accise européenne (une taxe indirecte sur la quantité de tabac). Ces revenus pourraient être investis dans les politiques de santé publique, sans alourdir directement les budgets nationaux.

Le Taurillon : Récemment, la commission SANT du Parlement européen a lancé une consultation publique sur la santé des femmes. Que pourrait faire l’Union européenne pour réduire ce que l’on appelle les « inégalités de santé liées au genre” (“gender health gap » en anglais) ?

Christophe Clergeau : La “gender health gap”, les inégalités de santé liées au genre, est un problème bien trop souvent éludé. Trop souvent, les femmes se heurtent à des parcours de soins inadaptés, à des diagnostics tardifs et à un manque de reconnaissance de leurs symptômes. Une partie du problème vient du fait que la recherche médicale continue, encore aujourd’hui, à considérer le corps masculin comme la norme. L’UE doit donc orienter ses financements pour que les études intègrent pleinement les spécificités féminines, qu’il s’agisse de maladies comme l’endométriose ou de pathologies plus générales, dont les manifestations diffèrent selon le genre.

Mais agir sur la recherche ne suffit pas. Il faut aussi adapter les politiques publiques : garantir un accès aux soins gynécologiques, mieux accompagner la maternité et la ménopause et renforcer la prévention et le dépistage des maladies qui touchent particulièrement les femmes. Cette approche doit aller de pair avec la protection des droits sexuels et reproductifs, que nous voulons reconnaître comme de véritables droits fondamentaux européens.

Enfin, l’Union doit intégrer cette dimension dans toutes ses politiques, car les facteurs environnementaux, sociaux et professionnels n’affectent pas les femmes de la même manière que les hommes. Réduire ces inégalités, c’est permettre à toutes les Européennes, où qu’elles vivent, d’accéder à une santé digne, complète et réellement adaptée à leurs besoins.