« Il me semble que je peins pour des gens équilibrés, mais non dénués toutefois, – très à l’intérieur – d’un peu de vice inavoué. – J’aime d’ailleurs cet état qui m’est propre aussi », Félix Vallotton, Journal du 13 août 1919

Félix Vallotton, La Chaste Suzanne, 1922, huile sur toile, 54 x 73 cm, Acquisition en copropriété avec la Fondation Gottfried Keller, Office fédéral de la culture, Berne, un crédit extraordinaire de l’État de Vaud et un don de l’Association des Amis du Musée, 1993 © Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne Agrandir l’image : Illustration 1

Le 29 décembre 1925, Félix Vallotton meurt à l’hôpital de Neuilly des suites d’une opération due à un cancer. Il avait eu soixante ans la veille. Enterré au cimetière du Montparnasse à Paris, l’artiste laisse derrière lui près de mille-sept-cents peintures, environ deux-cent-cinquante gravures, des centaines d’illustrations imprimées, trois romans, une dizaine de pièces de théâtre, une trentaine de critiques et textes sur l’art, quelques sculptures, de nombreux dessins. 2025 a été décrétée « Année Vallotton » en Suisse, plusieurs institutions culturelles célèbrent le centenaire de la disparition de l’un des plus célèbres peintres de la Confédération. Bien qu’il s’installât à Paris a à peine seize ans, et qu’il fut naturalisé français, il n’a jamais renoncé à la nationalité suisse, trop attaché à ses racines, son œuvre en appelant constamment à ses souvenirs, souvent discrets, parfois critiques.

Félix Vallotton, La Malade, 1892, huile sur toile, 73,5 x 100,5 cm, Zurich, Kunsthaus Zürich, © Kunsthaus Zürich Agrandir l’image : Illustration 2 Félix Vallotton Le bain au soir d’été, 1892 – 1893 Huile sur toile, 97 × 131 cm Zurich, Kunsthaus Zürich, Fondation Gottfried Keller, Office fédéral de la culture, Berne, 1965 © Photo : Kunsthaus Zürich Agrandir l’image : Illustration 3

Car contrairement à son contemporain, Ferdinand Hodler (1853-1918), père de la modernité suisse et symbole de son identité, Vallotton, expatrié dès 1882, porte un regard extérieur, presque détaché sur son pays d’origine. Si le premier incarne le peintre de l’âme collective, de la grandeur tragique et de la Suisse éternelle, le second est celui de l’intimité trouble, de l’ironie sociale et de la modernité urbaine. Il semble avoir plus en commun avec un autre compatriote, né à Lausanne comme lui, Théophile Alexandre Steinlen[1](1859-1923). Tous deux quittent la Suisse pour parfaire leur formation artistique à Paris, où ils se sont installés durablement. Steinlen arrive en 1881, Vallotton en 1882, et tous deux y deviennent des figures emblématiques de l’avant-garde, sont attirés par le quartier de Montmartre et le cabaret mythique du Chat Noir, fondé par Rodolphe Salis. Là, ils se sont rencontrés et liés d’amitié avec d’autres artistes comme Henri de Toulouse-Lautrec, Adolphe Willette et Louis Anquetin. Ce lieu, pour lequel ils ont collaboré à des illustrations et des spectacles, a été un creuset pour leur carrière. Anarchistes ou socialistes convaincus, ils ont utilisé leur art pour critiquer la société capitaliste, la pauvreté ouvrière et les inégalités. Steinlen et Vallotton ont soutenu Dreyfus[2] et ont produit des œuvres dénonçant l’exploitation des classes populaires, l’armée et l’Église. Cependant, Vallotton s’est progressivement éloigné du militantisme pour une veine plus introspective, tandis que Steinlen est resté ancré dans l’observation réaliste et l’engagement. À Lausanne, sa ville natale, le musée cantonal des Beaux-arts (MCBA), qui conserve la plus importante collection de ses œuvres au monde, s’est associé à la Fondation Félix Vallotton[3] pour présenter l’exposition « Vallotton Forever ». Point d’orgue de l’année Vallotton, elle est la plus importante rétrospective consacrée à l’artiste depuis celle du Grand Palais à Paris en 2013[4].

Félix Vallotton, Troisième galerie du Châtelet, 1894, huile sur carton marouflé sur bois, 49,7 x 61,7 cm, paris, musée d’Orsay © GranPalaisRmn (musée d’Orsay), Hervé Lewandowski Agrandir l’image : Illustration 4 Félix Vallotton Le provincial, 1909 Huile sur toile, 50 × 53 cm Pauline, Fondation d’art © Photo : Droits réservés Agrandir l’image : Illustration 5 Félix Vallotton Cinq heures, 1898 Détrempe sur carton, 35,6 × 58,2 cm, Collection particulière © Photo : Peter Schälchli, Zürich Agrandir l’image : Illustration 6 Félix Vallotton La chambre rouge, 1898 Détrempe sur carton, 50 × 68,5 cm Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts. © Photo : MCBA, Lausanne Agrandir l’image : Illustration 7 Félix Vallotton Intérieur avec femme en rouge de dos, 1903 Huile sur toile, 92,5 × 70,5 cm Zurich, Kunsthaus Zürich, legs Hans Naef, 2001 © Photo : Kunsthaus Zürich Agrandir l’image : Illustration 8

Peindre pour comprendre

L’exposition vaudoise réunit plus de deux-cent-cinquante œuvres provenant de collections publiques et privées suisses, françaises, allemandes et américaines. Placé sous le commissariat de Catherine Lepdor, conservatrice en chef du MCBA, et Katia Poletti, directrice de la Fondation Félix Vallotton, l’événement est complété par une exposition-dossier à l’Espace Focus[5]. La scénographie, conçue par Cécile Degos, habituée des espaces muséaux comme le Guggenheim de Bilbao ou la Royal Academy de Londres, adopte une approche thématique plutôt que strictement chronologique, permettant une lecture transversale de l’œuvre. L’exposition se veut autant une déclaration qu’une réévaluation, pas seulement un hommage biographique, mais une mise en perspective de l’étonnante modernité d’un artiste que l’on a longtemps réduit à l’éclat de ses gravures, dans lesquelles les noirs profonds veloutés contrastent fortement avec la pureté des blancs. L’accrochage joue habilement de cette tension entre surface et profondeur et oblige le public à revisiter ce que l’on croit déjà connaître. La scénographie exploite remarquablement la binarité qui traverse l’œuvre de Vallotton, du clair-obscur des planches à la douceur picturale des intérieurs, et une violence latente qui sourd derrière les façades bourgeoises. Les espaces sont souvent brefs, presque théâtraux, et l’on passe d’une salle « estampes coup de poing » à des pièces plus silencieuses dans lesquelles les huiles se déploient en aplats glacés. Ce va-et-vient crée un rythme presque narratif.

Félix Vallotton, Femme fouillant dans un placard, 1901, huile sur toile, 78 x 40 cm, Collection privée © Fondation Félix Vallotton, Lausanne Agrandir l’image : Illustration 9 Félix Vallotton Autoportrait à l’âge de vingt ans, 1885 Huile sur toile, 70 × 55,2 cm Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne. © Photo : MCBA, Lausanne Agrandir l’image : Illustration 10

Le parcours s’articule en neuf sections principales, structurées autour des médiums, des motifs récurrents et des périodes charnières de la carrière de l’artiste. L’entrée, marquée par un mur ocre et une citation extraite des carnets de l’artiste : « Je peins pour comprendre », pose d’emblée la posture introspective qui traverse l’ensemble de l’œuvre. Les premières salles, consacrées aux années 1880-1900, capturent le bouillonnement de la jeunesse. Vallotton, seize ans, débarque à Paris, s’immerge à l’Académie Julian, expose au Salon en 1885. Ses portraits initiaux, à l’instar de l’« Autoportrait à l’âge de vingt ans[6] » (1885), qui témoigne d’un réalisme académique encore marqué par l’influence de Jules Lefebvre (1834-1911), son professeur à l’Académie Julian, mais déjà fissuré par une expressivité contenue dans le regard, sont d’un réalisme presque brutal, des visages où l’académisme se craquèle déjà sous un regard qui interroge. Des dessins d’atelier et des études d’après l’antique révèlent la rigueur technique qui sous-tendra toute la production ultérieure. Puis viennent les gravures sur bois, ces « Intimités » (1897-1898) qui font scandale. Des scènes de couples enlacés, mais vues par le trou de la serrure, avec un aplat noir et blanc qui évoque plus le cynisme que la sensualité. Vallotton, sympathisant anarchiste, y dénonce la répression sociale, les tensions de genre, les hypocrisies conjugales. Ces planches, exposées en séries complètes, résonnent comme des pamphlets visuels, des dessins de presse pour Le Cri de Paris, L’Assiette au beurre et La Revue blanche (1895-1902) dans laquelle Vallotton croque Dreyfusards et bourgeois ventrus avec un humour acide qui préfigure Daumier et les caricaturistes contemporains. La façon dont l’exposition tisse des liens est remarquable : une gravure voisine d’une illustration pour « Le Père Goriot » de Balzac, révélant comment Vallotton, lecteur vorace, infuse la littérature dans son trait. Ce dialogue entre mediums se révèle jubilatoire. On sent l’artiste creuser son sillon, littéralement, avec une gravure qui taille le bois pour mieux tailler dans le vif de la société.

Félix Vallotton L’argent, 1898 De la série Intimités, 1897-1898 Gravure sur bois, 18 × 22,5 cm Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts. © Photo : MCBA, Lausanne Agrandir l’image : Illustration 11 Félix Vallotton La Paresse, 1896 Gravure sur bois, 25 × 32,5 cm Musée cantonal des Beaux-arts de Lausanne. © Photo : MCBA, Lausanne Agrandir l’image : Illustration 12 Félix Vallotton, La charge, 1893, Gravure sur bois, 20 x 26 cm, Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts © Photo : MCBA, Lausanne Agrandir l’image : Illustration 13 Félix Vallotton, Paris intense, 1893-1894, quatre estampes d’une suite de sept Zincographie, 22 x 31 cm, Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts © Photo : MCBA, Lausanne Agrandir l’image : Illustration 14 Félix Vallotton, L’Âge du papier, dessin pour le Cri de Paris, 1898, plume, encre de Chine et aquarelle sur papier, 25,9 x 20,4 cm, acquisition, 2016 © Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne Agrandir l’image : Illustration 15

Le tournant figuratif et les nus

Mais c’est dans la seconde partie, au tournant du XXème siècle, que l’exposition opère sa révolution intime. La rupture avec le groupe nabi, consommée en 1903, marque l’entrée dans la troisième section, « Le retour au réel (1900-1910) ». L’artiste rompt avec les Nabis[7] pour revenir au figuratif, plus tranché, plus charnel. Les nus féminins émergent alors comme une obsession. « Le Repos des modèles » (1905), toile charnière, montre trois femmes nues, vues de dos ou de trois-quarts. Elles occupent un espace clos sans perspective illusionniste. La frontalité des corps, la neutralité du fond et la précision du contour évoquent Ingres, mais l’absence de narration et la monumentalité des figures instaurent une distance critique. Affalées sur un divan, elles ne sont pas vues comme objets de désir voyeuriste, mais comme figures fières, presque androgynes, qui toisent le visiteur. Ces corps, peints avec des couleurs éclatantes allant de violets profonds à des ocres terrestres, dialoguent avec Ingres ou Manet, mais Vallotton y infuse une modernité queer, une subversion des genres qui dérange encore aujourd’hui. L’exposition les met en scène avec audace. Une salle entière est dédiée aux nus. Les modèles, souvent inspirés de sa femme Gabrielle Rodrigues-Henriques, posent sans fard leurs regards droits dans les yeux du visiteur. Cette frontalité est déroutante. On se sent épié, jugé, comme si Vallotton nous renvoyait notre propre malaise face au corps féminin, et même masculin tant ses autoportraits nus témoignent d’une vulnérabilité rare. Dans le célèbre tableau « La Blanche et la Noire » (1913), la confrontation raciale et érotique est traitée avec une froideur analytique.

Félix Vallotton Le repos des modèles, 1905 Huile sur toile, 130 × 195,5 cm Winterthour, Kunst Museum Winterthur. Don de Hedy Hahnloser-Bühler, Lisa Jäggli-Hahnloser et du Prof. Dr Hans R. Hahnloser, 1946 © Photo : SIK-ISEA, Zürich, Jean-Pierre Kuhn Agrandir l’image : Illustration 16 Félix Vallotton, Le bain turc, 1907, huile sur toile, 130 x 195,5 cm, Ville de Genève, MAH Musée d’art et d’histoire © Photo : Musée d’art et d’histoire de Genève, Bettina Jacot-Descombes Agrandir l’image : Illustration 17 Félix Vallotton La Blanche et la Noire, 1913 Huile sur toile, 114 × 147 cm Winterthour, Kunst Museum Winterthur, Fondation Hahnloser / Jaeggli © Photo : Reto Pedrini, Zürich Agrandir l’image : Illustration 18 Vues de l’exposition Vallotton Forever. La rétrospective MCBA, Lausanne Photo, Etienne Malapert, MCBA Scénographie : © 2025 – Cécile Degos Agrandir l’image : Illustration 19

Les paysages, souvent négligés dans les lectures précédentes, occupent une section à part entière. Vallotton les conçoit comme des « compositions » plutôt que des relevés topographiques. Les paysages composés à partir de 1909, sont dégagés de tout respect littéral de la nature, comme Vallotton l’écrit dans ses carnets. Des vues de Honfleur ou de la Côte d’Azur dans lesquelles le réel se plie à une géométrie presque cubiste avant l’heure, des aplats qui évoquent Poussin revisité par un œil photographique. « Soleil couchant dans la brume » (1911) et « La Grève blanche Vasouy » (1913) illustrent cette approche.

Félix Vallotton, Le Saules, 1900, huile sur carton, 33,8 x 55,2 cm, Acquisition, 1952 © Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne Agrandir l’image : Illustration 20 Félix Vallotton Soleil couchant dans la brume, 1911 Huile sur toile, 54 × 81 cm Collection privée, Suisse © Photo : Droits réservés Agrandir l’image : Illustration 21 Félix Vallotton, Coucher de soleil jaune et vert, 1911, huile sur toile, 54 x 81 cm, Collection privée © Photo : Peter Schälchli, Zürich Agrandir l’image : Illustration 22 Félix Vallotton, La Grève blanche, Vasouy, 1913, huile sur toile, 73 x 54 cm, Collection privée © Prolith AG Agrandir l’image : Illustration 23 Vues de l’exposition Vallotton Forever. La rétrospective MCBA, Lausanne Photo, Etienne Malapert, MCBA Scénographie : © 2025 – Cécile Degos Agrandir l’image : Illustration 24

La guerre et les dernières années

La guerre de 1914 marque un autre basculement, sombre et introspectif. Vallotton, naturalisé français en 1900 mais toujours Suisse dans l’âme, refuse la Légion d’honneur en 1912, tout comme Pierre Bonnard, Édouard Vuillard et Ker-Xavier Roussel, et s’engage comme dessinateur de guerre en 1917, dans les tranchées de Champagne et d’Argonne. En 1914-1915, Vallotton s’interroge sur la possibilité pour la peinture de pouvoir traduire la guerre. Il opte pour le langage allégorique avec des tableaux comme « Le crime châtié » (1915) ou « L’homme poignardé » (1916). La section « Paysages de guerre (1917-1918) » réunit pour la première fois l’ensemble des toiles réalisées à partir de ces missions, parmi lesquelles « Verdun, tableau de guerre interprété » (1917). L’absence de figures humaines, la sérénité apparente des ciels et la géométrie des cratères instaurent une critique muette de l’absurdité du conflit. Ces tableaux, peints avec une palette réduite à des ocres et des verts sourds, contrastent avec les gravures satiriques antérieures et révèlent une maturité tragique. Ils sont des chefs-d’œuvre d’absurde, des champs labourés de cratères dans lesquels la nature reprend ses droits sur la boucherie humaine. Pas de pathos héroïque, mais une critique muette du massacre. Ces toiles, venues de collections privées, côtoient des portraits tardifs dans lesquels le rictus de l’artiste se durcit en amertume. À sa mort, Vallotton laisse une œuvre inachevée, mais l’exposition lausannoise la parachève en quelque sorte en la reliant à notre époque. Ses illustrations satiriques préfigurent nos mèmes rageurs sur les réseaux sociaux, ses nus questionnent #MeToo, ses paysages de guerre nous parlent d’Ukraine ou de Gaza. L’exposition n’impose pas ces lectures. Elle les suggère, avec une subtilité qui force l’admiration.

Félix Vallotton, Le Crime châtié, 1915, huile sur toile, 250 x 200 cm, Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts, Acquisition 1978 © Photo : MCBA, Lausanne Agrandir l’image : Illustration 25 Félix Vallotton, L’homme poignardé, 1916, huile sur toile, 97 x 131 cm, Winterthur, Kunst Museum Winterthur © SIK-ISEA, Zürich, Jean-Pierre Kuhn Agrandir l’image : Illustration 26 Félix Vallotton Verdun, 1917 Huile sur toile, 114 × 146 cm Paris, musée de l’Armée © Photo : Paris – Musée de l’Armée, Dist. GrandPalaisRmn / image musée de l’Armée Agrandir l’image : Illustration 27

Les dernières salles, « Intimités tardives (1919-1925) », explorent le retour à des sujets domestiques. Vallotton, rongé par la maladie, peint avec une économie de plus en plus marquée. La Chambre rouge (1921) montre un intérieur bourgeois dans lequel les objets – une lampe, un tapis, un vase – semblent flotter dans un espace indéfini. Le portrait de sa femme Gabrielle, Femme lisant (1922), clôt le parcours : un visage fermé, un livre fermé, un silence.

Félix Vallotton Soleil étoilé, 1914 Huile sur toile, 73 × 54 cm Collection particulière, Nantes, France © Photo : Fondation Félix Vallotton, Lausanne Agrandir l’image : Illustration 28

Sur le plan critique, l’exposition sait jouer des paradoxes. L’œuvre est à la fois très novatrice, par sa composition, son goût pour la silhouette, son emprunt aux estampes japonaises, et d’un conservatisme social parfois dérangeant. Le commissariat n’évite pas ce dernier point, mais il ne l’explore pas toujours avec la radicalité nécessaire. On sent la tentation d’adoucir les angles, de présenter Vallotton comme un maître de la forme plus que l’acteur d’une époque. Certaines lectures historiques auraient gagné à être plus frontales : le traitement des questions de genre, de classe, et, lorsqu’il s’y prête, des violences domestiques, méritent d’être convoquées sans euphémismes. Le ton curatorial reste parfois trop policé devant des images qui, elles, n’hésitent pas à être cruelles. En outre, la densité des salles – près de 250 œuvres ! – peut submerger le visiteur profane. La scénographie, si colorée, risque parfois de voler la vedette aux aplats vallotoniens, ces silences peints qui disent tout en n’en disant rien. On peut aussi s’interroger sur le titre, ce Forever qui questionne le statut de la manifestation : célébration ou marketing ?

Félix Vallotton, Le Pont Neuf, 1901, huile sur carton, 37 x 57 cm, Winterthur, Kunst Museum Winterthur © SIK-ISEA, Zürich, Lutz Hartmann Agrandir l’image : Illustration 29 Félix Vallotton, Les Ballons, 1900-1902, huile sur carton marouflé sur bois, 39 x 56,5 cm, Aarau, Aargauer Kunsthaus et Fondation Gottfried Keller, Office fédéral de la culture, Berne © Photo : MCBA, Lausanne Agrandir l’image : Illustration 30 Félix Vallotton En promenade, vers 1895 Huile sur carton, 33,2 × 45,6 cm Collection privée © Photo : Peter Schälchli, Zürich Agrandir l’image : Illustration 31 Félix Vallotton, Le Bon Marché, 1898, huile sur carton, 70 x 50 cm, 70 x 100 cm, 70 x 50 cm (triptyque), Collection privée © Photo : Fondation Félix Vallotton, Lausanne Agrandir l’image : Illustration 32 Vues de l’exposition Vallotton Forever. La rétrospective MCBA, Lausanne Photo, Etienne Malapert, MCBA Scénographie : © 2025 – Cécile Degos Agrandir l’image : Illustration 33

L’exposition parvient à restituer la complexité d’un artiste inclassable, tout à la fois graveur satirique, peintre de l’intime, observateur clinique de la modernité. L’approche thématique met en lumière les continuités (le regard, le silence, la géométrie) plus que les ruptures. L’exposition ne cherche pas à faire de Vallotton un précurseur systématique du surréalisme ou de l’hyperréalisme, mais le replace plutôt dans une histoire de la perception moderne. Elle y réussit avec une rigueur qui honore à la fois l’artiste et le visiteur. Homme de l’ombre qui illumina les failles de son temps, Vallotton nous renvoie à nos propres intimités déchirées. Son regard immuable, à la fois tranchant, humoristique et impitoyable, nous rappelle que l’art, loin d’être décoratif, est éminemment subversif. Il nous dérange pour mieux nous libérer. Forever ? Peut-être. Toujours actuel, assurément.

Félix Vallotton, La loge de théâtre, le monsieur et la dame, 1909, huile sur toile, 46 x 38 cm, Collection privée, Suisse © Courtesy Fondation Félix Vallotton, Lausanne Agrandir l’image : Illustration 34

[1] Guillaume Lasserre, « Théophile-Alexandre Steinlen. Tout vient du peuple », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart,14 février 2024,  https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/140224/theophile-alexandre-steinlen-tout-vient-du-peuple

[2] Steinlen en 1897, Vallotton par ses gravures incisives.

[3] Centre de recherches consacré à la vie et à l’œuvre de Félix Vallotton fondé en 1998 dans le but d’achever et publier le Catalogue raisonné de l’œuvre peinte de Félix Vallotton, de conserver, gérer et enrichir les archives Félix Vallotton, afin de maintenir et d’animer à Lausanne un centre permanent de recherches et de documentation sur sa vie et sur son œuvre, et de contribuer à renforcer le rayonnement de la personnalité et de l’œuvre de Félix Vallotton, à l’échelon tant national qu’international. La fondation est abritée dans les locaux du musée cantonal des Beaux-arts. https://felixvallotton.ch

[4] Félix Vallotton : le feu sous la glace, Grand Palais RMN, Paris, du 2 octobre 2013 au 20 janvier 2014. Exposition organisée par le musée d’Orsay et la RMN.

[5] Vallotton. L’ingénieux laboratoire, Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, Espace Focus, du 24 octobre 2025 au 15 février 2026.https://www.mcba.ch/expositions/vallotton-ingenieux-laboratoire/

[6] Acquis par le MCBA en1896.

[7] Groupe d’artistes postimpressionnistes français actif entre 1888 et 1900 environ. Fondé par Paul Sérusier (sous l’influence de Gauguin au Pont-Aven), le noyau dur comprend Pierre Bonnard, Edouard Vuillard, Maurice Denis, Paul Ranson, Ker-Xavier Roussel, Félix Vallotton, et parfois Aristide Maillol. Leur manifeste, rédigé par Maurice Denis en 1890 : « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». Ils ont pour principes le rejet du naturalisme et de la perspective classique, la primauté de la couleur, du rythme décoratif et du symbolisme, l’influence japonaise (estampes), cloisonnisme de Gauguin, mysticisme. Le groupe se dissout vers 1900 mais Bonnard et Vuillard prolongeront l’esprit « nabis » (intimisme) tout au long de leur carrière.

Félix Vallotton, Sur la plage, 1899, huile sur carton, 42 x 48 cm, Collection privée © Photo : Droits réservés Agrandir l’image : Illustration 35

« VALLOTTON FOREVER » – Commissariat : Catherine Lepdor, conservatrice en chef, MCBA, et Katia Poletti, conservatrice de la Fondation Félix Vallotton, Lausanne, assistées de Camille de Alencastro, collaboratrice scientifique, MCBA. Scénographie de l’exposition : Cécile Degos. Signalétique : Carole Guinard.

Jusqu’au 1er Février 2026. Du mercredi au lundi, de 10h à 18h, nocturne le jeudi jusqu’à 20h.

Musée cantonal des Beaux-Arts
Place de la Gare, 17
CH – 1003 Lausanne

Félix Vallotton, Étude de fesses, vers 1884, huile sur toile, 38 x 46 cm, collection privée © Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne Agrandir l’image : Illustration 36