L’actualité de la tech et de la musique, avec la sortie coup sur coup en novembre des nouveaux albums des poids lourds du rap français, Aya Nakamura et Orelsan, m’a donné envie de revisiter les grands classiques du genre, quand il était encore émergent, comme l’IA aujourd’hui.
Rewind avec IAM et son « Quand tu allais, on revenait », un titre à réécouter dans le chassé-croisé réglementaire de l’IA entre l’Europe et les États-Unis, un sujet essentiel qui gonfle et gronde sans jamais réussir à rester au bon niveau pour faire consensus et rester une priorité.
Rapport de Mario Draghi, Nobel à Philippe Aghion, pétition des acteurs de l’IA en Europe… Ébranlé par ces coups de boutoir, il semblerait que le Vieux continent ait décidé de remettre en cause son instinct réglementaire, dont il s’enorgueillissait pourtant, et de détricoter son AI Act. Présenté comme la première grande loi mondiale sur l’IA, il apparaît désormais comme un cas d’école de sur-régulation européenne. Conçu pour imposer une IA « digne de confiance » via une approche par niveaux de risque, le texte, jugé trop complexe, a été modifié dans l’urgence après l’arrivée de ChatGPT et jugé particulièrement difficile – pour ne pas dire impossible – à mettre en œuvre.
Selon un article du 20 novembre du Financial Times, les négociations ont été déformées par la panique politique : Federico Mazzini, ancien négociateur au Parlement, estime que le débat autour des menaces existentielles et l’échéance des élections de 2024 ont créé un climat où « le bon sens s’est perdu ». Sa collègue Brando Benifei résume l’obsession des élus : impossible de sortir des discussions « sans réguler ChatGPT ». Pour Patrick Van Eecke, la Commission a commis une « erreur fondamentale » en traitant l’IA comme un produit figé alors qu’il s’agit d’un processus évolutif, rendant inadaptées des exigences gravées dans le marbre. Des juristes soulignent que les nombreux textes d’application manquants créent une grande incertitude qui « n’est jamais une bonne nouvelle pour les entreprises ». Les coûts de conformité, lourds et flous, risquent surtout de pénaliser les start-up et de renforcer l’avantage des grands groupes, armés de juristes et de lobbyistes, capables de les financer. D’où la décision de la Commission de proposer un report d’un an de certaines obligations sur les systèmes à haut risque, et un allègement ciblé des règles.
Mais d’autres défendent fermement l’AI Act. L’euro-députée verte Kim Van Sparrentak affirme que l’Europe doit être fière d’avoir été la première à encadrer l’IA et que Bruxelles devrait « travailler jour et nuit » pour faire réussir le texte plutôt que reculer dès que « Donald Trump et Big Tech se plaignent ».
En Europe, donc, on allait… dans la direction donnée par les États-Unis : l’IA non pas en copilote mais en pilote automatique, plus vite, plus haut, plus fort, et… on verra bien.
Ainsi, de l’autre côté de l’Atlantique, une partie des élus républicains au Congrès, soutenus par Donald Trump et les grands groupes de la Silicon Valley, cherchent à interdire aux États de réguler l’IA en introduisant une clause de préemption fédérale qui éviterait un « patchwork » de 50 lois différentes et protégerait la compétitivité américaine face à la Chine.
Un désaccord profondément politique
À défaut de lumière, voici une direction claire ? Mais non, l’IA, pour mériter son statut de General Purpose Technology, ses milliers de milliards et sa capacité à révolutionner notre civilisation, résiste encore à ce consensus même dans le pays qui recueille selon les dernières informations les deux tiers des investissements en capital-risque au monde et qui prétend ainsi au gouvernement exclusif de son avenir. Ce désaccord dépasse la logique partisane tant il est profondément… politique.
Comme dans la chanson d’IAM, on y allait et eux, ils revenaient.
Ron DeSantis, gouverneur républicain de Floride, s’oppose frontalement à ses collègues. Dans un post sur X, il écrit : « Priver les États de leur juridiction pour réguler l’IA est une subvention aux grandes entreprises technologiques… » et selon lui empêcherait les États de protéger les citoyens contre la censure en ligne, les applis prédatrices visant les enfants, les atteintes à la propriété intellectuelle ou l’impact des data centers sur les ressources locales. Pour DeSantis, donc, un discours trop « pro-Big Tech » qui minimise les pertes d’emplois, la hausse potentielle des prix de l’énergie ou les risques pour les enfants, deviendrait à moyen terme un handicap électoral.
Paradoxalement, pour un conservateur a priori anti-régulation, le gouverneur de Floride se rapproche d’une intuition européenne : l’IA est un changement civilisationnel qui ne peut être abandonné aux seuls intérêts de la Tech, et doit faire l’objet d’un véritable débat démocratique.
Ce débat ne doit pas pour autant abandonner la proie pour l’ombre… Pour la professeure Anu Bradford de l’université Columbia qui a inventé le terme de « Brussels Effect », le débat sur l’AI Act serait une diversion : la vraie faiblesse européenne tient au marché unique fragmenté, au manque de talents et de capital. « On ne deviendra pas une puissance de l’IA en supprimant l’AI Act », dit-elle toujours dans le Financial Times.
IAM scandait :
« Crois-tu innover les techniques de kata
L’école de Mars sur l’époque est avancée
Tire parti des gestes que tu calquas
Sur nos pensées, quand tu allais on revenait. »