Le cérémonial est martial sur la base aérienne de Villacoublay, située dans l’Ouest parisien. Ce 17 novembre, Emmanuel Macron y accueille Volodymyr Zelensky à sa descente d’avion. Le président ukrainien arrive d’Athènes où il a conclu un gros contrat de fourniture de gaz naturel liquéfié (GNL) américain qui lui servira à chauffer son pays cet hiver. Le lendemain, le leader ukrainien s’est envolé pour Madrid, puis vers Ankara, où il a parlé de « la paix » avec ses hôtes turcs. Cruciale, explique l’Élysée, l’étape française de cette tournée européenne a été soigneusement mise en scène pour que les médias saisissent la forte « symbolique » de ce nouvel épisode « majeur » du partenariat stratégique franco-ukrainien, selon les mots-clés distillés par avance dans l’entourage du chef de l’État.
Inédit, son programme commence par la présentation du système de combat Rafale, le chasseur multirôle français de Dassault Aviation. Les 147 exemplaires équipant nos forces armées (sur les 234 commandés au total) ont façonné sa réputation opérationnelle. Puis c’est la visite de l’embryon d’état-major de la “coalition des volontaires”, localisé sur le mont Valérien, toujours dans l’Ouest parisien. Cette force essentiellement franco-britannique serait déployée en Ukraine pour réassurer Kiev en cas de cessez-le-feu – la Russie s’y oppose par principe. La journée se conclut par une séance de signatures à l’Élysée. Des contrats d’armement (notamment pour la défense du ciel ukrainien) et surtout une « déclaration d’intention » portant sur l’acquisition jusqu’à 100 Rafale avec leur armement. Une annonce choc à caractère essentiellement politique, source de nombreuses questions.
Dassault Aviation fabrique un Rafale en trois ans
Cette annonce n’est pas corrélée aux urgences opérationnelles de l’Ukraine, à commencer par la défense de son ciel, violé presque chaque jour par des centaines de drones et de missiles russes. Construire autant d’avions sophistiqués, et former leurs pilotes et leurs mécanos, prendra plusieurs années. Aujourd’hui, Dassault Aviation fabrique un Rafale en trois ans environ et en assemble presque trois par mois. Il reste 239 exemplaires à livrer sur les 533 déjà vendus, a détaillé son président-directeur général, Éric Trappier, lors de son audition au Sénat cet été. L’entreprise augmente ses cadences, mais reste dépendante de ses 400 sous-traitants et des stocks de matières premières, rappelait-il.
Le point encore plus critique est l’absence de financement pour ce projet colossal, dont la fourchette oscillerait entre 10 et 30 milliards d’euros. Flous sur le sujet, Emmanuel Macron et ses conseillers renvoient aux mécanismes européens mutualisés à naître ou en cours de négociation. Parmi lesquels le fameux prêt de 140 milliards qui serait gagé sur les actifs russes gelés dans les banques européennes. Une usine à gaz juridique dont rediscuteront les Européens mi-décembre, bloquée pour l’heure par plusieurs capitales. Même pendant la Seconde Guerre mondiale, a récemment lâché le Premier ministre belge, Bart De Wever, aucun dépôt n’a été confisqué aux banques centrales. Son pays serait le premier comptable devant la justice d’une ponction indue des 193 milliards d’euros d’actifs russes détenus par la société Euroclear de droit belge. Il y va de la confiance et de la stabilité de la place financière européenne, a prévenu Christine Lagarde, la présidente de la Banque centrale européenne. Une fois ce prêt bouclé, encore faudrait-il convaincre les grands États membres de l’ouvrir au Rafale français, sachant que la plupart ont écarté l’appareil de leur flotte au profit de son concurrent direct, l’Eu-rofighter d’Airbus Defence and Space, et des chasseurs américains.
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Fidèle à son habitude, Emmanuel Macron croit pouvoir avancer ses pions en contournant les obstacles. Positionner l’appareil tricolore en Ukraine permettrait à la France, dans l’immédiat, de coiffer la Suède sur le poteau ; le royaume a signé mi-octobre une lettre d’intention identique portant sur la fourniture d’une flotte de 100 à 150 chasseurs Gripen E, le petit concurrent du chasseur multirôle. Ensuite, de lancer une nouvelle pierre dans le jardin de Berlin ; seul État à véritablement accroître son aide à l’Ukraine en 2025 (11,5 milliards contre 8,5 milliards en 2024), l’Allemagne lorgne de surcroît les savoir-faire de Dassault Aviation, auquel elle conteste fortement le rôle d’architecte ensemblier dans le projet d’avion du futur, le Scaf.
Plus largement, cette initiative semble destinée à marquer le leadership français sur le camp européen antirusse, en illustrant la détermination de la France à soutenir son alliée dans la durée – et en caressant l’espoir de dissuader la Russie dans ses menées guerrières et informationnelles. Last but not least, cette communication agressive épaissit l’écran de fumée occultant l’affaiblissement politique de Volodymyr Zelensky en Ukraine ces dernières semaines. Quelques jours avant sa tournée européenne, les deux principaux organes de lutte contre la corruption du pays, le Nabu et le Sapo, ont dévoilé l’opération “Midas”. Une enquête de quinze mois ayant mis au jour un mécanisme de pots-de-vin dont le total dépasse 100 millions d’euros sur les marchés de l’énergéticien national Energoatom, et qui implique plusieurs des proches de Zelensky au sommet de l’État.
Pour Volodymyr Zelensky, « les prochaines semaines seront décisives »
Ce scandale d’une ampleur inédite depuis le début de la guerre touche le coactionnaire de son ex-société de production, désormais en fuite, et se rapproche de son principal collaborateur et bras droit, Andriy Yermak. Plusieurs personnalités du gouvernement sont aussi mises en cause : les ministres de l’Énergie et de la Justice, démissionnaires, l’ex-ministre de la Défense, Rous-tem Oumerov. Dans l’opinion publique, la cote de Volodymyr Zelensky s’est effondrée à 20 %. Les Ukrainiens se rappellent avoir manifesté l’été dernier pour faire échec à la volonté du président de dissoudre ces deux organes anticorruption.
La colère populaire gronde dans le pays, y compris au sein du parti présidentiel, contre ces puissants qui détournent de l’argent pendant que les soldats meurent dans le Donbass sans arriver à stopper l’avancée lente mais inexorable du rouleau compresseur russe. Pour Volodymyr Zelensky, « les prochaines semaines seront décisives », concèdent même les collaborateurs de son ami Emmanuel Macron.