Par Yohann Ralle, directeur Europe de l’ONG internationale The Future Society.

La course mondiale à l’intelligence artificielle accélère, et son centre de gravité se déplace.

Deux dynamiques se dessinent. D’un côté, la Chine s’est imposée comme leader de la science ouverte, avec des modèles « open source » désormais comparables aux modèles propriétaires sur des usages scientifiques avancés. La publication, le 27 novembre 2025, de DeepSeek Math-V2 en a fourni une démonstration claire : un modèle d’IA libre peut aujourd’hui résoudre certains des problèmes mathématiques les plus complexes au monde.

De l’autre, un début de prise de conscience américaine conduit à réorienter les investissements vers l’essentiel : faire de l’intelligence artificielle un outil d’accélération de la découverte scientifique, au-delà des seules promesses de productivité des modèles de langage. Le 24 novembre 2025, Donald Trump a ainsi signé un décret lançant GENESIS, un programme massif visant à faire de l’IA un moteur central de la recherche américaine, avec l’objectif d’en doubler le rythme des découvertes sur dix ans.

Sur ces deux fronts stratégiques – ouverture et science – l’Europe était particulièrement bien positionnée pour prendre le leadership.

Pourtant, elle ne dispose pas aujourd’hui de modèles d’IA ouverts de frontière. Les initiatives existent, mais elles restent dispersées, sous-financées et sans stratégie industrielle claire sur l’open source.

Certes, l’Europe peut s’appuyer sur un écosystème de start-up en IA dynamique, y compris des « licornes » comme Lovable ou Legora. Mais ces acteurs bâtissent l’essentiel de leurs services sur des modèles américains ou chinois, créant une nouvelle dépendance technologique structurelle.

S’allier à des puissances intermédiaires

Reprendre la main est possible, mais suppose des alliances. L’enjeu est clair : investir rapidement dans les infrastructures de calcul, moteur de l’IA, tout en investissant mieux. Mutualiser les ressources, créer des économies d’échelle et permettre l’émergence de modèles de pointe, ouverts, au service de l’innovation.

Des initiatives vont dans ce sens. Le plan « Gigafactories » de la Commission européenne, doté de 20 milliards d’euros, constitue une avancée, mais appelle à une grande vigilance : attirer des capitaux étrangers ne doit pas conduire à un accès privilégié des géants du numérique extra-européens à ces ressources stratégiques.

C’est dans ce contexte qu’un collectif d’experts et d’institutions a publié une stratégie appelant l’Europe à s’allier à des puissances intermédiaires comme le Japon, le Canada ou le Royaume-Uni pour mutualiser leurs ressources.

Le Royaume-Uni, quant à lui, est confronté, exactement comme l’Europe, à un manque structurel de capital domestique pour financer les infrastructures d’IA et le passage à l’échelle de ses start-up. Pour y répondre, Londres mise pleinement sur sa « relation spéciale » avec les États-Unis, en attirant des investissements américains massifs : 22 milliards de dollars annoncés par Microsoft en septembre dernier, 5 milliards par Google, ainsi que la livraison de 120 000 GPU par Nvidia. 

Cette stratégie permet sûrement de ne pas décrocher, mais elle a un prix : elle accentue fortement la dépendance du pays aux technologies et aux infrastructures américaines, au point que certaines voix influentes de la tech britannique n’hésitent plus à évoquer une forme de « vassalisation technologique » du Royaume-Uni vis-à-vis de son allié historique. 

L’Europe, elle, dispose d’un marché bien plus large et de capacités de financement importantes. La tentation de suivre la voie britannique est forte, et elle structure déjà en partie les choix actuels. Mais des contre-dynamiques émergent : elles sont indispensables pour permettre à l’Europe de négocier les futurs investissements dans ces infrastructures stratégiques en position d’égal à égal.

L’enjeu n’est pas seulement de conquérir la frontière technologique, mais de le faire sans créer de nouvelles bulles économiques ni aggraver la crise environnementale, dans un cadre fondé sur la confiance, la sécurité et la coopération internationale.

Yohann Ralle est directeur Europe de l’ONG internationale The Future Society qui œuvre pour une meilleure gouvernance de l’intelligence artificielle. Il a précédemment été coordinateur national adjoint pour l’IA jusqu’à septembre 2025, au pilotage de la stratégie française qui a mobilisé plus de 1,2 milliard d’euros d’investissements publics entre 2022 et 2025. Il dispose également d’une expérience en politiques publiques de l’IA et du numérique au Royaume-Uni.