Il y a quarante ans, Stephan Eicher incarnait l’artiste underground par excellence : refusant de signer avec une maison de disques, travaillant dans des caves, sortant des disques en autoproduction… Mais le Suisse a été pris à son propre piège en se retrouvant, dès 1987, auteur du tube « Combien de temps ». Alors le chanteur a eu envie d’être une rock star, jouant devant les foules qui aimaient « Déjeuner en paix » ou « Des hauts, des bas ». Puis, la Eicher-mania disparut aussi vite qu’elle était apparue, pour le plus grand bonheur de l’intéressé, capable, depuis, de produire des disques de haute facture, comme le prouve une fois encore « Poussière d’or », excellent cru 2025. On le retrouve place des Vosges, dans le palace parisien où il a ses habitudes et où il a terminé d’enregistrer l’album, en juillet dernier. Posé, volubile, Eicher a accepté de retracer son parcours avec une sincérité touchante et une honnêteté qui l’honore.
Paris Match. D’où vient votre passion pour la musique ?
Stephan Eicher. De mon père, je dirais… Il tenait un magasin de radio-télévision à Berne. J’ai grandi avec la stéréo, j’ai très tôt vécu dans le monde des enceintes, des machines à bandes… Dès l’âge de 9 ans, avec mes deux frères, on faisait de la musique, on reprenait des chansons folkloriques suisses. Puis, pour son amusement, mon père a créé dans son atelier des boîtes à rythmes, des synthés et des multipistes. L’odeur de mon enfance, c’est celle de la soudure. [Il sourit.] Quand j’ai voulu une guitare électrique et qu’il a fallu un amplificateur, il a pris une vieille radio à lampes et l’a transformée. C’était un ampli d’une qualité inouïe.
Est-ce votre père qui vous a incité à vous lancer dans l’écriture de chansons ?
Non. À Berne, j’étais ami avec Francis, le garçon qui tenait Olmo, une boutique de disques et de vêtements importés d’Angleterre. C’est comme ça que j’ai découvert le punk, la new wave. Puis Francis a ouvert le Spex Club, où traînait toute la jeunesse bernoise. C’était un lieu très sauvage, où l’on trouvait du matériel, un synthé Promars, une boîte à rythmes CR-78. J’ai commencé à bricoler avec ces instruments et j’ai enregistré une cassette, “Stephan Eicher Spielt Noise Boys”, influencée par Suicide ou Human League.
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« J’étais plus intéressé par le monde de l’art contemporain que par celui de la musique »
Ça devient sérieux à ce moment-là pour vous ?
Sérieux ? Absolument pas. J’avais 18 ans, je voulais être le mec cool qui faisait des chansons pour séduire les filles. Mais j’ai aussi envoyé la cassette à Off Course, un label de Zurich, qui m’a recontacté. Moi, j’étais déjà un peu contre le système, donc dans le train je me dis : “Je vais être très ferme, si ce label veut la sortir, c’est telle quelle !” Quand j’arrive au rendez-vous, le mec me dit : “On est clair, on la sort comme ça.” Tout mon discours était brisé. [Il rit.] Durant cette même rencontre, le type me dit qu’il a entendu parler de Grauzone, le groupe de mon frère Martin, et qu’il aimerait qu’il participe à une compilation de new wave suisse. C’est comme ça que j’ai intégré son groupe, parce que je savais tripatouiller sur un synthé.
Votre chanson “Eisbar” va être un succès dans les discothèques du monde entier…
Mon frère voulait une musique très répétitive, que seule une machine pouvait l’aider à concevoir. On a donc enregistré une minute de batterie qu’on a ensuite fait tourner sur une bande. C’est devenu un tube dans les boîtes de New York, de Vienne et dans toute l’Allemagne. Mais moi, je me voyais alors comme un artiste, j’étais plus intéressé par le monde de l’art contemporain que par celui de la musique.
« Je suis resté fâché avec mon frère pendant quarante ans… »
Est-ce que vous diriez que la musique vous a attrapé par défaut ?
Par hasard… Nous avions un mauvais contrat avec Grauzone, notamment en Allemagne. Mais nous avons vendu plus d’un million de singles et près de 100 000 albums. Pour mon frère et moi, cela représentait quand même des sommes inimaginables. C’est à ce moment-là qu’on a arrêté nos jobs. Mais cet argent a totalement cassé l’esprit initial du groupe. D’autant que mon frère s’était attribué, auprès de la Sacem suisse, l’intégralité des paroles et des musiques. S’il signait bien les textes, nous étions cinq à composer les morceaux. Je suis resté fâché avec lui pendant quarante ans…
Place des Vosges, près du palace parisien où il a ses habitudes.
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Samuel Kirszenbaum
Qu’est-ce qui va faire que vous vous lancez en solo ?
J’ai commencé au début des années 1980 à travailler avec un manager, Martin Hess, qui s’est débrouillé pour m’obtenir durant deux mois les clés d’un studio d’enregistrement dont le propriétaire était en prison en Grèce. Alors là, j’ai expérimenté et j’ai fait des trucs bizarres, un peu soul. Quand Martin Hess a écouté le résultat, il m’a dit : “On part en France.” Je lui réponds : “Mais je suis inconnu là-bas, c’est en Allemagne que ça marche.” Il m’a fait remarquer que mes paroles étaient en français. Et la raison à cela, c’était que mon premier amour était parti étudier à Paris, à l’Esmod. Mais, là-bas, non seulement elle était tombée amoureuse de la ville mais aussi d’un autre garçon. [Il rit.] Et c’est ce qui a donné “La chanson bleue”, “La pièce”, “Les filles du Limmatquai”.
Vous ne maîtrisiez pas le français jusqu’alors ?
Je n’ai pas passé le bac parce que mon niveau de français était trop mauvais… Votre grammaire est si compliquée que mon cerveau était trop petit pour elle. Dans le bernois, il y a le présent, en anglais, il y a un présent, un passé et un futur. Ça me suffisait pour m’exprimer. Mais mon cœur brisé a fait que je me suis mis au français plus sérieusement et nous sommes allés aux Trans Musicales de Rennes en 1984. C’est ce festival qui a vraiment tout changé pour moi. C’était la première fois, par exemple, que je montais sur scène avec une boîte à rythmes. On me disait : “Mais tu fais du playback”, alors que je me battais avec cette machine. [Il sourit.]
Trois ans plus tard, vous êtes la nouvelle idole des jeunes grâce à votre chanson “Combien de temps”. Avez-vous eu du mal à accepter ce tube ?
Je me sentais comme un imposteur. D’autant que “Silence”, le disque sur lequel on trouve “Combien de temps”, avait été entièrement sauvé par le producteur Dave Allen. Il avait produit des chansons pour les Cure et m’avait dit : “Ce n’est pas grave de faire des chansons pour les enfants, Cure a bien fait “The Lovecats” ou “Close to Me”. Mais j’avais tellement peur d’avoir un tube, de sortir de mon “underground” un peu fourre-tout. D’ailleurs, “Combien de temps” n’a pas marché tout de suite, il a fallu que Barclay s’acharne. Aujourd’hui, plus personne ne ferait un tel travail.
« Le monde n’a jamais cessé de se casser la gueule, et ça, Philippe Djian le montre très bien »
Avec l’album “My Place”, en 1989, vous signez votre première collaboration avec Philippe Djian, qui devient vite votre parolier. Trente-six ans plus tard, il l’est encore. Comment expliquez-vous l’alchimie de votre duo ?
Avant, je chantais seulement des paroles écrites par des femmes. Quand j’ai rencontré Philippe, je travaillais sur la chanson “Rien à voir”, j’avais un refrain mais je n’étais pas satisfait du couplet. Je lui ai donc fait une cassette avec le morceau en question : “Écoute le titre, peut-être que tu arriveras à trouver ce que je ne fais pas bien dans le couplet.” Et j’ai rempli la cassette avec toutes les chansons que j’étais en train de terminer. Philippe a cru qu’il devait écrire tous les textes… Alors il l’a fait. Cette incompréhension a toujours été mon meilleur guide dans la vie. [Il sourit.] Avant lui, je trouvais qu’“En rouge et noir” était une bonne chanson. Il m’a montré qu’il y avait une autre manière d’utiliser le français…
Vous lui passez des commandes pour chaque nouveau disque ?
Pour “Poussière d’or”, oui. Mais, en général, il écrit davantage que je ne sors de titres. Dans ce nouvel album, une phrase comme “Il y a quelque chose qui est derrière la porte et qui veut entrer, je cherche l’horizon au-dessus des blés”, c’est un truc que j’ai profondément ressenti. Parce que la gauche a profondément merdé et n’a pas fait attention. Je l’ai vu en Camargue, où je vis, pendant la crise des gilets jaunes notamment. Quand certains disent qu’augmenter le prix du diesel ne change rien à la vie des gens, c’est faux… Le monde n’a jamais cessé de se casser la gueule, et ça, Philippe le montre très bien.
Vous partagez son constat ?
Je crois que 2025 n’est pas le plus mauvais des endroits où vivre. Regardez la place de la femme dans nos sociétés en 1925 par exemple… Je vois même de l’espoir dans la capacité de la secte Homo sapiens à aller dans le bon sens. Et j’y participe avec plaisir, parce que dans ma famille on est tous communistes : si on est face à quelqu’un de plus faible, on lui tend la main, sans attendre un Oscar ou une Victoire de la musique pour ce simple geste. Nous ne sommes pas américains, nous ne faisons pas partie de la nation qui dit “va te faire foutre” à son peuple…
« Quand j’ai pris la grosse tête, au bout de deux jours, mon entourage m’a fait redescendre. Mais ça m’a plu de jouer à la rock star »
Dans les années 1990 vous avez connu l’immense popularité, les disques vendus par milliers, les Zénith complets. Vous êtes-vous égaré à ce moment-là ?
J’avais l’âge pour ça, 31 ans au moment d’“Engelberg”, j’étais bien assez naïf pour ne pas trop réfléchir. Avec Djian, on a trouvé des thématiques et un son très rock qui étaient synchros avec l’époque. Mais j’ai eu la chance d’être très bien entouré. Quand j’ai pris la grosse tête, au bout de deux jours, mon entourage m’a fait redescendre. Mais ça m’a plu de jouer à la rock star.
Vous n’avez cessé ensuite de changer de direction, de prendre des chemins de traverse. Comme pour mieux expier d’avoir triomphé ?
Vous y allez un peu fort… Mais oui, j’ai beaucoup détruit ce que j’avais construit, le public me l’a bien fait comprendre aussi. [Il rit.] Après, remettons les choses dans le contexte : “Carcassonne”, c’est 1,3 million de disques vendus. Quand je fais “1 000 vies”, en 1996, on parle d’échec, mais j’en vends plus de 300 000… Sur le fond, je ne sais pas pourquoi j’ai besoin de renverser la table.
Ça va quand même vous amener à quitter Barclay, votre maison de disques historique.
Aussi parce que Virgin, et son patron d’alors, Emmanuel de Buretel, est venu me draguer ouvertement. Il se pointait à mes concerts en limousine, restait sur le côté de la scène, puis repartait sans me dire un mot. Il m’a fait le coup trois fois au moins. Et quand j’ai signé avec lui, il a été débarqué peu de temps après. Donc je suis revenu chez Barclay…
« Dans un contrat de 30 pages, la première concerne ce que vous recevez, les 29 suivantes, ce que l’on va vous enlever »
Vous allez être en conflit entre 2013 et 2018 avec Barclay et Universal, sa maison mère. Que s’est-il passé pour que finalement vous restiez ?
J’ai perdu cinq ans de ma vie, je le regrette, mais c’était pour défendre mes droits. J’avais signé un contrat précis et ils ont voulu en changer les termes dès que le marché du disque a commencé à baisser. Selon moi, ils devaient me donner la même somme pour chaque disque, libre à moi d’en disposer à ma façon. Je me suis battu pour que ces dispositions-là soient respectées. Et j’ai appris que, dans un contrat de 30 pages, la première concerne ce que vous recevez, les 29 suivantes, ce que l’on va vous enlever. Mais je suis resté, parce que je suis attaché à ce label…
Aujourd’hui, vous tournez avec quatre spectacles différents. Parce que c’est le seul moyen de gagner votre vie ?
Il y a de ça, oui. Mais aussi parce que je suis resté cinq ans sans rien faire, j’ai peut-être une créativité exagérée. Disons, pour être plus précis, qu’une feuille blanche ne me fait pas peur et que cette vie m’amuse beaucoup.
«Poussière d’or» (Barclay / Universal), sortie le 28 novembre. En tournée actuellement, du 19 au 21février à l’Olympia, à Paris.
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