Ce 27 novembre, lors d’une conférence de presse à l’issue du Conseil informel des affaires étrangères de l’Union européenne, à Louvain-la-Neuve en Belgique, la haute représentante de l’Union européenne, Kaja Kallas, a déclaré qu’« au cours des cent dernières années, la Russie a attaqué plus de 19 pays… Aucun de ces pays n’a jamais attaqué la Russie. » On notera cette précision bien imprécise : « plus de 19 pays ». C’est-à-dire ? Vingt, vingt-deux, trente-sept ? Cette « revisitation » approximative de l’Histoire n’est d’ailleurs pas une première, chez cette dame. Cette affirmation de la part de celle qui est en charge des Affaires étrangères de l’Union européenne traduit une vision bien manichéenne de l’Histoire où la Russie serait un éternel agresseur.

Si cette déclaration semble destinée à souligner l’agressivité incontestable de la Russie actuelle, l’examen des faits historiques montre que la réalité est autre. Certes, Kaja Kallas est estonienne. Son pays et plus particulièrement sa propre famille ont souffert sous le joug soviétique. Un passé douloureux qu’il ne faut surtout pas occulter. Mais faut-il pour autant ainsi falsifier l’Histoire ? Bien sûr, on ne peut oublier que l’URSS, dont la Russie est l’héritière, réprima dans le sang l’insurrection hongroise de 1956 et celle de 1968 en Tchécoslovaquie, que les pays baltes furent occupés et annexés par la même URSS en 1940. Mais, « au cours des cent dernières années », l’Union soviétique a été elle-même, à plusieurs reprises, la cible d’agresseurs, et pas des moindres.

 

La Grande Guerre patriotique

Le plus frappant contre-exemple aux propos de Kaja Kallas demeure, évidemment, l’opération Barbarossa, déclenchée le 22 juin 1941, durant laquelle l’Allemagne envahit l’URSS. Ce gigantesque assaut marque ainsi l’ouverture du front de l’Est et constitue l’une des plus grandes invasions de l’Histoire. Hitler justifie alors cette offensive par des motifs idéologiques, raciaux et stratégiques : conquérir un nouvel « espace vital » à l’Est, prendre possession de ressources essentielles pour la poursuite de la guerre et supprimer un ennemi idéologique par l’élimination du bolchevisme.

Cette agression, qui se soldera par une puissante contre-offensive soviétique puis la défaite du IIIe Reich, coûtera néanmoins aux peuples soviétiques pas moins de 27 millions de vies. On imagine que parmi les plus de 19 pays agressés par la Russie durant les cent dernières années, il y a évidemment l’Allemagne. Et donc, à ce titre, affirmer qu’« aucun de ces pays n’a jamais attaqué la Russie » revient à ignorer cette hécatombe mais aussi l’un des événements les plus documentés et les plus tragiques du XXe siècle, un conflit que nous appelons Seconde Guerre mondiale mais que les Russes, profondément marqués par le sang versé, nomment la Grande Guerre patriotique.

Cependant, on pourrait rétorquer qu’entre le nazisme d’Hitler et le communisme de Staline, il s’agissait de la peste et du choléra, et rappeler que l’URSS, par son invasion de l’Allemagne, payait en quelque sorte sa participation au dépeçage de la Pologne en 1939. Selon ce raisonnement, l’agression nazie ne vaudrait ainsi pas véritablement comme exemple, puisque le mal aurait fini par se retourner contre lui-même, ce qui reviendrait à dire que Kaja Kallas n’aurait pas totalement tort. Cependant, cette lecture morale des événements occulte un fait essentiel : avant même la Seconde Guerre mondiale et l’ascension du nazisme, l’Union soviétique dut faire face à des menaces et à des attaques venues de l’Extrême-Orient.

L’agresseur japonais

Ainsi, entre 1932 et 1939, une série de tensions frontalières entre l’URSS et le Japon impérial a débouché sur plusieurs escarmouches et batailles, mieux connues sous le nom de conflits frontaliers soviéto-japonais. Durant ces derniers eut lieu, notamment, la bataille de Khalkhin Gol, du 11 mai au 16 septembre 1939, où l’armée soviétique, appuyée par les forces mongoles, repoussa les forces japonaises sur le front de la Mongolie mandchoue. Moins connu mais tout aussi révélatrice, l’incident du lac Khassan à l’été 1938, qui vit des troupes japonaises tenter d’occuper une zone détenue par les Soviétiques avant d’être repoussées.
Si nous élargissions la perspective historique, nous pourrions également rappeler un autre épisode au cours duquel la Russie impériale fut la cible d’une offensive japonaise. Ainsi, en 1904, le Japon lança une attaque surprise contre la flotte russe stationnée à Port-Arthur, déclenchant ainsi la guerre russo-japonaise de 1904-1905. Ce conflit majeur s’acheva alors par la défaite de la Russie des tsars, victime de l’agresseur nippon.

Guerre entre communistes

Une autre guerre, souvent ignorée de la mémoire collective européenne, démontre également le statut de l’URSS comme nation agressée : le conflit frontalier entre l’URSS et la République populaire de Chine en 1969. En effet, à la suite de tensions liées à la frontière le long du fleuve Oussouri ainsi qu’aux îles Zhenbao et Damanski, des rivalités éclatent entre les deux puissances communistes. L’incident dégénère en affrontements armés en mars 1969, lorsqu’un groupe armé chinois attaque par surprise des gardes-frontières soviétiques. L’URSS contre-attaque alors violemment, amenant finalement Pékin à accepter un cessez-le-feu le 11 septembre 1969. Ce conflit, bien que limité dans le temps et dans l’espace, fit des victimes des deux côtés et montra que l’Union soviétique, loin d’être un bloc invincible, était exposée comme toutes les nations à des agressions extérieures.

Pourquoi ces exemples comptent

Ces trois ensembles d’événements démontrent que le profil de la Russie durant le siècle passé n’est pas celui d’un agresseur immuable s’en prenant à des nations qui ne l’attaqueraient jamais. Insister uniquement sur les agressions attribuées à la Russie contre l’Ukraine, sans rappeler qu’elle a été elle-même la cible d’invasions ou de conflits frontaliers, relève ainsi d’une simplification dangereuse. Kaja Kallas reprend ici une rhétorique qui tend à réduire l’Histoire à un récit univoque, désignant son opposant comme un agresseur dont la nature ne peut changer, tout cela pour légitimer leur combat idéologique.

Cependant, l’histoire géopolitique et militaire n’obéit pas à ces règles. Les alliances changent, les régimes évoluent, les frontières bougent, les rapports de force fluctuent. Toute puissance peut devenir, selon les époques, tour à tour agresseur et agressée, et c’est précisément cette complexité qui devrait guider les responsables politiques lorsqu’ils évoquent le passé.


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