Pavages déformés et tesselation hyperbolique, les lithographies du graveur néerlandais Maurits Cornelis Escher construisent mathématiquement des espaces impossibles où le spectateur, littéralement, ne sait plus où il habite. Le titre de l’œuvre Relativité (1953) ne vous dit peut-être rien, mais si l’on vous montre ces six escaliers que des personnages montent et descendent et qui creusent dans la page un monde sens dessus-dessous où il n’y a pas une, mais plusieurs lois de gravité, alors vous vous rendrez compte que vous avez déjà vu l’image, ou ce que le cinéma, la publicité, la culture populaire en a fait. Plutôt que de nous laisser enfermer dans les images sans y penser, allons-y voir à l’occasion de l’exposition « M.C Escher » qui se tient à la Monnaie de Paris jusqu’au 1er mars 2026, et tentons de faire de ces escaliers, ceux qu’à gravé Escher et bien d’autres, des images de pensée.
M.C. Escher, « Relativité », 1953 Lithographie, 277×292 mm, Collection M.C. Escher Heritage, Pays-Bas – All M.C. Escher works © 2025 The M.C. Escher Company, The Netherlands.
« On ne pense pas assez aux escaliers », écrivait Georges Perec dans Espèces d’espaces. Pour y penser aujourd’hui, pour tenter de s’échapper de ces pièges à regard, Patrick Boucheron s’entretien avec :
- Jean-Hubert Martin, historien de l’art et conservateur, même si ce mot ne lui va pas très bien puisqu’avec les très nombreuses expositions dont il fut le commissaire dans de nombreux grands musées européens — notamment les retentissants Magiciens de la terre au Centre Pompidou en 1989 — il a contribué à placer L’art au large, pour reprendre le titre d’un de ses livres paru en 2013 chez Flammarion. C’est encore le cas avec l’exposition qui se tient jusqu’au 1er mars à la Monnaie de Paris sur M.C. Escher, dont il assure le commissariat.
- Sébastien Rongier, écrivain, philosophe et théoricien du cinéma, collaborateur régulier à la revue Remue.net. On lui doit de nombreux livres sur Duchamp et le cinéma, Blake Edwards ou Olivier Assayas. Il a publié en 2025 aux éditions des Belles Lettres l’ouvrage L’esprit de l’escalier, dans lequel il part sur la trace de ce qu’il appelle « la plus belle invention de l’humanité » : les escaliers. De Dante à Perec, en passant par Sam Szafran, Hitchcock et bien sûr M.C Escher, il nous invite à redécouvrir cet espace symbolique unique au travers des nombreuses œuvres qui s’en sont emparées.
M.C. Escher, « Monter et descendre », 1960, Lithographie, 355×285 mm, Collection M.C. Escher Heritage, Pays-Bas – 2025 The M.C. Escher Company, The Netherlands.
M.C. Escher, « Belvédère », 1958, Lithographie, 462×295 mm, Collection M.C. Escher Heritage, Pays-Bas, All M.C. Escher works – 2025 The M.C. Escher Company, The Netherlands. / Aucun(e) L’intervention de Sophie Cras, sociétaire de l’émission : un escalier, ça sert à la fois à descendre et à monter
En partant du principe que l’escalier fait partie de ces technologies de la vie quotidienne qui permettent de faire à la fois une chose et son contraire (descendre et monter), tout comme un tournevis sert à fois à visser et dévisser, notre sociétaire du jour Sophie Cras s’intéresse à la réversibilité des gestes permise par les choses, comme on en compte tant dans le vocabulaire visuel d’Escher. Extrait :
« Pour les designers des 19e et 20e siècles, les technologies réversibles sont associées à la modernité, à l’efficacité et au gain de temps, mais aussi à un certain désordre. Prenons l’exemple de l’histoire du crayon-gomme (qu’on connaît malheureusement trop peu !). Au 19e siècle, plusieurs inventeurs et fabricants de crayons conçurent et brevetèrent différents mécanismes visant à intégrer une gomme au bout d’un crayon de bois ou d’un porte-mine, créant ainsi un objet qui fait à la fois une chose et son contraire : dessiner et gommer (en cela tout à fait comparable au marteau-arrache clou, qui plante le clou d’un côté et l’extrait de l’autre). Or, les éducateurs aux Etats-Unis et en Europe eurent tendance à protester contre la généralisation dans les écoles de ces crayons-gommes, qu’ils considéraient souvent comme une source de désordre et un obstacle à l’apprentissage : « Les élèves travailleront mieux s’ils n’ont pas de gomme à effacer sur leurs crayons », explique un essai de 1903, « plus les erreurs sont faciles à corriger, plus ils en feront ». L’idée laisse évidemment songeur : est-ce que le bricoleur a plus de chance de mal frapper parce que son marteau fait également arrache-clou ? D’un autre côté, il est vrai qu’on est sans doute plus attentif à ne pas rater son étage si l’on sait qu’on ne pourra pas faire demi-tour dans l’escalier, mais qu’il faudra monter jusqu’au niveau suivant et chercher l’autre escalier, qui permet de redescendre… »
M.C. Escher, Mains dessinant, 1948, Lithographie, 282×332 mm, Collection M.C. Escher Heritage, Pays-Bas, All M.C. Escher works – 025 The M.C. Escher Company, The Netherlands. La Carte Postale de Mathieu Potte-Bonneville : le coup des lapins
En écho à l’exposition M.C Escher à la Monnaie de Paris, le philosophe Mathieu Potte-Bonneville, directeur du département Culture et création du Centre Pompidou, s’intéresse à la récurrence à travers l’histoire de l’art du motif ornemental circulaire représentant trois lièvres à oreilles communes. De quoi faire droit à sa passion pour les lapins, mais aussi G.W.F Hegel, Bernard Blier et Gertrud Stein… Extrait :
« Variation sur le thème du triscelle, figure spiralée dont le triskel breton est la version la plus connue, ce jeu graphique des trois lièvres a la particularité d’être aussi rassurant que vertigineux. Notez que c’est idéal pour une comptine. Si pour endormir les enfants il faut les réconforter et leur tourner un peu la tête, rien de mieux que trois petits lapins dont les oreilles perturbent le décompte. Ce dont témoignent les images rassemblées par le Three Hares Project, c’est que trois petits lapins, un peu partout dans le monde, ont enseigné à l’humanité qu’on peut dans un même motif faire coïncider la géométrie avec l’ordre cosmique (trois petits lapins en cercle, comme les trois positions du soleil à l’aube, au jour et au soir) et créer une forme rigoureuse qui disconvient à l’ordre des choses, ouvrir entre le tracé et ce qu’il représente la faille décorative et troublante d’un paradoxe, comme les trois volées d’escaliers dans un tableau d’Escher. Pour le dire autrement, cet archétype symbolise l’infini mais il le teinte d’un peu de ce que Hegel nommait “le mauvais infini”, celui dont on ne se sort pas ; ou disons l’infini de la plénitude et celui de l’insatisfaction, d’une soif de sens impossible à étancher, vous voilà condamné à compter et recompter les oreilles, à tourner, tourner, tourner encore… » Mathieu Potte-Bonneville
Les références de l’émission :
La grande rétrospective consacrée à Maurits Cornelis Escher est à découvrir à la Monnaie de Paris jusqu’au 1er mars 2026.
Bibliographie sélective :
- Alain Flocon, « À la frontière de l’art graphique et des mathématiques : Maurits Cornelis Escher », in Le Jardin des Arts, n° 131, 1965.
- Bruno Ernst, Le Miroir magique de M. C. Escher, Taschen, Ed. 2007.
- Marie de l’Orme, « M. C. Escher, Relativité, 1953 : échecs à la Gravité », in Humanisme, 2022/2 N° 335, p.91-95.
- Georges Perec, Espèces d’espaces, Éditions Galilée, 1974.
- Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Hachette, coll. « P.O.L. », 1978.
- Sébastien Rongier, L’esprit de l’escalier (Les arts et les marches), Éditions Les Belles Lettres, 2025.
- Sébastien Rongier, Irma Vep d’Olivier Assayas, Éditions Atlande, 2024.
- Sébastien Rongier, Alma a adoré – Psychose en héritage, Marest éditeur, 2019.
- Sébastien Rongier, Duchamp et le cinéma, Les Nouvelles éditions Place, 2018.
- Sébastien Rongier,Théorie des fantômes, Les Belles-Lettres, 2016.
Musiques et archives diffusées pendant l’émission :
- Extraits du documentaire d’Arte « M.C Escher l’explorateur de l’infini » de Robin Lutz, 2018
- « Les escaliers » de Patrick Modiano et Hugues de Courson, 1978
- « Perec, la Vie mode d’emploi », atelier de création radiophonique, France Culture, 1979
- Extrait du film « Inception » de Christopher Nolan, 2010
- « Falling down the stairs » de Maribel, 2011
- « Around the World » de Daft Punk 1997