L’Église ne s’est jamais départie d’une attitude ambivalente vis-à-vis de la musique. D’un côté, celle-ci est perçue comme une forme supérieure de la prière quand les mots ne suffisent plus ; de l’autre, elle reste toujours suspecte de sensualisme. Si l’art vocal a toujours été au cœur de la liturgie, la musique instrumentale, en revanche, a longtemps été absente, alors même que l’autorité des sources scripturaires lui donnait toute légitimité. Ce dilemme est largement illustrée par la double exposition se tenant à Florence cet automne.

Dans le cadre d’une collaboration avec Medici.tv, « Connaissance des Arts » vous propose un accompagnement sonore :
🎧Concerto pour luth en do majeur RV82 d’Antonio Vivaldi
Le tournant du XIIe siècle

Ainsi, le Psaume 150, Laudate dominum, le dernier du livre, appelle à la louange de Dieu par ces mots : « Louez-le en sonnant du cor, louez-le sur la harpe et la cithare ; louez-le par les cordes et les flûtes, louez-le par la danse et le tambour ! Louez-le par les cymbales sonores, louez-le par les cymbales triomphantes ! » Malgré cela, les instruments de musique ne pénètrent que tardivement dans les églises, l’orgue en tête, vers le XIIe siècle. Et c’est alors que les anges musiciens font leur apparition.

<i>Un ange musicien</i>, v. 1500, vitrail de la cathédrale Saint-Étienne de Sens exposé à la Cité du vitrail à Troyes ©P. Escudero/Hemis.fr.

France, Aube (10), Troyes, la Cité du Vitrail, ancien Hôtel-Dieu-le-Comte fondé au XVIIIème siècle par Henri 1er le Libéral Comte de Champagne aujourd’hui un musée dédié au vitrail, la salle Comprendre le Vitrail située sous les combles, vitraux de la cathédrale de Sens, à gauche deux vitraux de la scène de la vie de Saint Etienne réalisés en 1501, à droite un ange musicien réalisé vers 1500 || 4943248 ESCUDERO Patrick / hemis.fr

Les anges sont des messagers, de nécessaires intermédiaires entre Dieu et les hommes. À ce titre, « ils sont l’un des sujets de discussion favoris de la théologie », observe l’historien de l’art Jean Wirth, en particulier au XIIIe siècle. L’hypothèse d’esprits séparés des corps est avancée par les théologiens, mais les artistes sont bien obligés de les représenter sous la forme d’êtres dotés d’un corps. « Leur chair spiritualisée manifeste un surnaturel visible », note Wirth. Et, « en parfaite conformité avec la théologie, les bons anges sont sociables, aimables et gais, d’où leur représentation de plus en plus fréquente en musiciens depuis la fin du XIIe siècle, en particulier dans le décor des manuscrits ».

Hubert et Jan Van Eyck, Anges musiciens avec sainte Cécile, détail du retable l’Adoration de l’Agneau mystique, 1432, huile sur panneau, 520 x 340 cm (ouvert), Gand, cathédrale Saint-Bavon. © Bridgeman Images

Hubert et Jan Van Eyck, Anges musiciens avec sainte Cécile, détail du retable l’Adoration de l’Agneau mystique, 1432, huile sur panneau, 520 x 340 cm (ouvert), Gand, cathédrale Saint-Bavon. © Bridgeman Images

Autour de Marie et des saints

La multiplication de ces concerts angéliques accompagne, en premier lieu, l’essor du culte marial en ce milieu de Moyen Âge. En témoignent les magnifiques peintures murales de la chapelle dédiée à Notre-Dame (vers 1370-1380), en la cathédrale Saint-Julien du Mans. Sur le fond rouge des voûtains, quarante-sept anges jouent d’un instrument à cordes, à vent ou à percussion, ou, à défaut, tiennent des phylactères, des rouleaux de parchemin ou des codex, portant textes en latin et notations musicales. Sur l’un des phylactères, on lit les premiers mots de l’hymne marial Gloriose flos celorum. Le succès de la formule se mesure à la diversité des médiums : sculpture en pierre, comme sur l’enfeu (niche funéraire) des anges musiciens à l’abbaye de la Chaise-Dieu ; vitrail, telle la rosace nord de la cathédrale de Sens, dite « rose du Paradis », où les soixante-deux instrumentistes du concert céleste se répartissent dans les pétales ; ou encore enluminure, ivoire et tapisserie. Ils pullulent également sur les chaires à prêcher, les buffets d’orgue, les retables, les stalles, les lutrins…

Rosace nord de la cathédrale de Sens, <i>Concert céleste</i<, vitrail, 1516. © Hemis.fr

Rosace nord de la cathédrale de Sens, Concert céleste

Au sein de l’iconographie mariale, le thème du Couronnement de la Vierge, Reine du ciel, tient une place éminente. Et les anges musiciens en sont les indispensables protagonistes. Omniprésent, le concert angélique fait aussi résonner ses mélodies célestes dans les scènes de la Nativité, comme dans celle de Piero della Francesca. Grand dynamiteur des schémas iconographiques établis, Caravage invite un ange musicien dans Le Repos pendant la fuite en Égypte. Là où, du Moyen Âge à Fra Angelico, les anges étaient apparus comme des créatures éthérées, dont le ciel était le domaine, le peintre lombard abolit la frontière entre mondes terrestre et céleste. « L’ange est une figure idéale, mais il a bien les pieds sur terre, entre l’herbe et les cailloux, il joue d’un violon véritable, il lit les notes dans le livre que saint Joseph tient ouvert devant lui », observait l’historien de l’art Giulio Carlo Argan.

Fra Angelico, L'Annonciation et Adam et Eve chassés du Paradis, v. 1425-1426, tempera et or sur bois, 190,3 x 191,5 cm © Musée National du Prado, Madrid.

Fra Angelico, L’Annonciation et Adam et Eve chassés du Paradis, v. 1425-1426, tempera et or sur bois, 190,3 x 191,5 cm © Musée National du Prado, Madrid.

Les anges accompagnent aussi les saints, ainsi que le raconte, par exemple, la légende de François d’Assise. Alors que dans un état d’extrême faiblesse il méditait sur le Seigneur, lui apparut « tout à coup un ange d’une très grande splendeur, qui tenait une viole de la main gauche et l’archet de la droite, et comme saint François demeurait tout frappé de stupeur à la vue de cet ange, celui-ci passa une fois l’archet sur la viole ». Carlo Saraceni propose une élégante version de ce prodige.

L’art divin de Fra Angelico

Son surnom parle pour lui. Sous les doigts de Fra Angelico (v. 1395-1455), la peinture devient un art angélique, dont la perfection idéale semble née d’une inspiration divine. Non content d’être l’humble transcripteur des visions célestes, Fra Giovanni da Fiesole fut considéré en son temps comme le premier peintre de Florence. Sa compréhension des innovations spatiales de Masaccio, associée à un art suprême de la couleur, lui a attiré les louanges de ses contemporains, mais aussi de prestigieuses commandes. La rétrospective, organisée conjointement au Palazzo Strozzi et au Couvent de San Marco, à Florence, rassemble un nombre exceptionnel d’œuvres majeures, mises en regard avec les fresques de San Marco. Pour l’occasion, a été reconstitué presque en totalité le retable peint entre 1438 et 1444 pour l’autel principal de l’église conventuelle : la Vierge à l’enfant sur un trône architecturé y est entourée de huit anges et huit saints, tandis que, de façon surprenante, une Crucifixion sur fond d’or prend place au premier plan sous la forme d’un petit panneau peint. D’autres saints personnages occupent les pilastres, tandis que la prédelle conte la légende de Côme et Damien, patrons des Médicis. Sont ainsi réunis dix-sept des dix-huit éléments originels du retable démembré en 1678. D’autres chefs-d’œuvre éminents émaillent l’exposition, à l’instar de L’Annonciation de San Giovanni Valdarno, du Triptyque de Cortone ou encore du tabernacle reliquaire de Santa Maria Novella avec ses anges musiciens. À leurs côtés, cent quarante peintures, dessins, sculptures et enluminures illustrent la production du peintre, son évolution et son influence, ainsi que ses rapports avec Lorenzo Monaco, Masaccio, Filippo Lippi, ou les sculpteurs Lorenzo Ghiberti, Michelozzo et Luca della Robbia. De rares manuscrits témoignent du soin que Fra Angelico portait à son travail d’enlumineur. Dans les pages de ces précieux ouvrages, il déploie une même poétique picturale, lumineuse et équilibrée.

Une histoire des instruments

Au-delà de leur contenu spirituel ou esthétique, ces images constituent une source majeure pour la connaissance des instruments d’époque. Certains sont plus ou moins oubliés, à l’instar du psaltérion, une sorte de cithare à cordes pincées ou frottées, de la chalemie, instrument à vent de la famille du hautbois, de la saqueboute, ancêtre du trombone, ou encore du rebec, un violon primitif. Même les instruments plus familiers comme la harpe présentent des différences significatives avec leurs versions modernes. Grâce, entre autres, à ces représentations, les organologues ont pu reconstruire les instruments, qui donnent à entendre aujourd’hui sinon « la musique des anges », du moins celle du Moyen Âge et de la Renaissance. Les créatures célestes jouent plus volontiers des instruments à cordes, qui sont associés symboliquement au Christ en croix avec leur caisse en bois sur laquelle des cordes sont fixées par des clous.

Fra Angelico, L'Annonciation et Adam et Eve chassés du Paradis, v. 1425-1426, tempera et or sur bois, 190,3 x 191,5 cm © Musée National du Prado, Madrid.

Fra Angelico, L’Annonciation et Adam et Eve chassés du Paradis, v. 1425-1426, tempera et or sur bois, 190,3 x 191,5 cm © Musée National du Prado, Madrid.

La place de la musique instrumentale, et donc celle des anges musiciens, évolue avec la Contre-Réforme au XVIe siècle. Un mouvement de reflux s’opère alors. S’il se fait plus rare, le thème ne disparaît pas pour autant. On retrouve nos anges en gloire dans L’Apothéose de saint Louis que Charles de La Fosse peint sur la voûte du dôme des Invalides. Signe que les consignes du Concile de Trente ne sont pas appliquées avec toute la rigueur voulue, le pape Benoît XIV, au milieu du XVIIIe siècle, doit rappeler avec fermeté les règles concernant la musique exécutée dans les sanctuaires. Il bannit tympanons, trompettes, hautbois, flûtes et mandolines et, d’une manière générale, tous les instruments « à caractère théâtral ». En 1903, Pie X apporte à son tour sa contribution. Il soutient la prééminence de l’orgue, tolère les instruments à vent mais continue de proscrire percussions en tous genres, aussi bien que le piano.

Jean Fouquet, <i>Étienne Chevalier présenté par saint Étienne</i>, feuillet du <i>Livre d’Heures</i> d’Étienne Chevalier, 1452-1460, enluminure sur parchemin, 21 x 15 cm, détail Chantilly, musée Condé. ©Photo GrandpalaisRMN.

Jean Fouquet, Étienne Chevalier présenté par saint Étienne, feuillet du Livre d’Heures d’Étienne Chevalier, 1452-1460, enluminure sur parchemin, 21 x 15 cm, détail Chantilly, musée Condé. ©Photo GrandpalaisRMN.

Si ces prescriptions sont prises en compte par le clergé, les artistes ne semblent pas toujours s’en soucier. On peut le constater dans l’une des œuvres les plus récentes mettant en scène des anges musiciens. Pour le portail de l’église Sainte-Odile, à Paris, construite dans les années 1930, Anne-Marie Roux-Colas a sculpté un monumental bas-relief, où, autour de la scène principale – sainte Odile présentée à la Sainte Trinité par la Vierge –, se déploie un vaste orchestre angélique mis au goût du jour. Les anges y jouent certes, comme leurs homologues médiévaux, de l’orgue, du luth, du violon, de la cornemuse et de la harpe, mais aussi de la guitare, du tambour, du triangle et même, de l’accordéon… Un air de bal populaire résonne alors dans les cieux.

« Beato Angelico »
Fondazione Palazzo Strozzi, Piazza degli Strozzi, 50123 Florence
et au Couvent San Marco, Piazza San Marco, 3, 50121 Florence
Du 26 septembre au 25 janvier

Beato Angelico