Les enquêteurs avaient surnommé avec humour le dossier « Jou le Taxi » du nom de la tête du réseau criminel : Al-Joulani. Dix-sept hommes, syriens, irakiens ou encore afghans, comparaissent depuis lundi et jusqu’au 12 décembre devant le tribunal correctionnel de Lille pour des faits d’immigration clandestine en bande organisée ou encore d’homicide involontaire, dans le cadre d’un vaste procès de passeurs de migrants dans le nord de la France. La plupart encourent jusqu’à dix ans de réclusion criminelle.

Le procès intervient alors que la tension forte entre Paris et Londres. Le gouvernement travailliste de Keir Starmer presse les autorités françaises d’accentuer sa lutte contre les small-boats, ces canots pneumatiques qui traversent chaque année la Manche par centaines depuis 2020. Selon les statistiques du ministère de l’Intérieur britannique, plus de 39 000 migrants ont ainsi traversé le bras de mer depuis le début de l’année, bien plus que les deux dernières années, après un record de 45 000 traversées en 2022.

1,8 million d’euros de profit

Si les traversées ont augmenté à ce point ces dernières années, c’est notamment parce que les passeurs emploient depuis deux ans une nouvelle technique dite de taxi-boat. Début 2023, les forces de l’ordre constatent au cours de leurs surveillances que les passeurs mettent des embarcations à l’eau depuis les cours d’eau du nord (La Canche, l’Aa, l’Authie), puis remontent l’estuaire jusqu’aux plages de la Côte d’Opale, d’où ils embarquent les migrants directement dans l’eau.

La raison ? Les forces de police, habituées à intercepter les groupes de passagers sur la terre ferme, n’ont plus le droit d’intervenir une fois dans l’eau, où le droit de la mer privilégie la sauvegarde de la vie humaine. Selon l’Office de lutte contre le trafic illicite de migrants (Oltim), plus de 85 % des taxi-boats ont atteint l’Angleterre en 2025, contre 58 % lorsque le matériel nautique est déterré au dernier moment sur les plages.

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Les 17 hommes qui comparaissent à Lille sont suspectés d’avoir occupé différents postes dans l’organisation criminelle : recruteur, chauffeur ou même convoyeur de matériel nautique. Les embarcations pneumatiques étaient stockées dans des entrepôts en Allemagne, où leur transport ne constitue pas une infraction pénale, avant d’être acheminées sur la Côte d’Opale par go-fast, de la même manière que pour le trafic de drogue.

Ils travailleraient pour le réseau d’un certain « Joulani », un jeune Syrien opérant depuis l’Allemagne, et pour qui l’instruction se poursuit au sein de la Juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Lille. D’après l’ordonnance du juge d’instruction que Le Parisien s’est procurée, les enquêteurs soupçonnent son réseau d’avoir fait passer près de 1 200 migrants en Angleterre entre le 26 avril et le 25 août 2023 pour un profit de 1,8 million d’euros : « Le bénéfice par bateau, après soustraction du prix d’achat du matériel nautique était évalué à 67 800 euros », explique le juge. Interrogé lors de l’instruction, un des prévenus a déclaré que les passeurs pouvaient même gagner entre 200 et 300 000 euros par soirée.

« Rien à foutre que ce soit des migrants ou des chèvres »

Ce business, aussi lucratif soit-il, n’en reste pas moins très dangereux. Car si les passeurs ont compris comment éviter les forces de police, ils n’hésitent pas à surcharger les embarcations, de piètre qualité, avec parfois 80 migrants entassés sur les gonfleurs et dépourvus de gilets de sauvetage. L’année 2024 a d’ailleurs été la plus meurtrière pour les migrants dans la Manche avec 78 décès selon l’Oltim, dont une bonne partie est intervenue par asphyxie.

Selon le parquet de Lille, le réseau de Joulani serait à l’origine de la mort de sept personnes, dont deux mineurs. Les déclarations de certains prévenus lors de l’instruction laissent d’ailleurs entrevoir le cynisme des passeurs sur la nature de leur business : « J’en ai rien à foutre que ce soit des migrants, des chèvres ou autre. Ils m’appelaient pour un taxi, moi je n’ai jamais été avec eux », a déclaré au juge Marwan M., l’un des prévenus.

À Lille, quatre d’entre eux sont également jugés pour homicide involontaire. Le 26 septembre 2023, Rudas M. une Érythréenne de 24 ans est morte asphyxiée à Sangatte lorsqu’un embarquement dans un taxi-boat avait viré à la foire d’empoigne entre les clandestins. Le réseau de « Joulani » est aussi impliqué dans plusieurs naufrages meurtriers, comme le 14 janvier 2024 lorsqu’un naufrage dans la Manche avait fait cinq morts.

Face à des passeurs qui prennent tous les risques pour poursuivre leur activité et esquiver les forces de l’ordre, quatre préfets du nord de la France ont signé la semaine dernière un document autorisant la gendarmerie maritime à intercepter les taxi-boats dans l’eau, en amont de l’embarquement. Une manière d’endiguer la hausse du nombre de traversées dans la Manche, et d’envoyer un signal positif au gouvernement britannique.