« Ouvrez ce portail ! » À Marseille, l’essor des résidences fermées morcelle peu à peu le tissu urbain, avec des quartiers qui se barricadent au point de s’approprier des voies autrefois ouvertes, obligeant les habitants à de longs détours ou à renoncer à certains services publics.

Dans le secteur populaire de Chutes-Lavie, à deux pas du centre-ville, la tension reste vive au sein d’un collectif d’habitants depuis la pose d’un portail au sein de la cité des Jardins, qui mêle logements HLM et petites maisons individuelles.

À la tête de la mobilisation, Nathalie Prost, 53 ans, décrit ce dispositif comme « notre petit mur de Berlin » et réclame, avec les autres opposants, un mot d’ordre simple : « Ouvrez ce portail aux piétons ! ».

Ce mouvement de « résidentialisation », inspiré des « gated communities » très répandues aux États-Unis et ailleurs, s’est amplifié dans la deuxième ville de France, où 34% des logements se situent désormais dans des ensembles clos. La municipalité en recensait 103 en 1990, contre 1.884 en 2023, d’après les données de l’Université d’Aix-Marseille.

En trois décennies, les habitants de la résidence des Jardins ont vu apparaître d’abord une barrière, puis un portail ouvert en journée et, depuis quelques semaines, une interdiction complète d’accès pour les non-résidents.

La centaine de copropriétaires et de locataires met en avant une accumulation « d’actes de vandalisme, du stationnement sauvage et des intrusions », selon le gestionnaire du parc HLM, pour justifier cette fermeture.

Pour les quelque 7.000 habitants du quartier, cela se traduit par un détour d’environ un kilomètre pour rejoindre les équipements publics, en passant par un boulevard à double sens doté d’un trottoir étroit.

« C’est injuste », souffle Slamet Kadi, mère de deux jeunes enfants, qui a vu son trajet passer « de deux minutes à un quart d’heure pour aller à la crèche ». De son côté, Christian Yust, 70 ans, a fini par renoncer au jardin municipal ainsi qu’à « aller chercher (sa) petite-fille à l’école ».

« C’est une vie de quartier qui s’arrête », déplore le maire écologiste de secteur, Didier Jau. Selon lui, « Cela paraît aberrant que des structures publiques soient coupées de leur public », rappelant que la ville de Marseille, dirigée par une coalition gauche – société civile – écologistes, s’est prononcée contre la fermeture du portail.

La métropole Aix-Marseille, compétente pour la voirie et présidée par la responsable divers droite Martine Vassal, a au contraire validé le dispositif, en expliquant s’aligner sur la décision des propriétaires.

« Marseille doit rester une ville de mixité qui n’érige pas de murs », insiste encore Didier Jau.

« Dans les quartiers privilégiés où il n’y a pas vraiment de problèmes d’insécurité, ça ne nous convient pas »

La cité phocéenne est la grande ville française qui « a conservé le plus de voies privées », explique la géographe Élisabeth Dorier, à l’origine du projet Marseille Privatopia, qui recense les ensembles résidentiels fermés.

Elle rappelle que « Paris, Nantes ou Bordeaux ont fait la démarche d’inventorier les voies privées qui avaient un intérêt pour les piétons ou la circulation pour les verser dans le domaine public et prendre en charge l’entretien ». À l’inverse, à Marseille, la chercheuse estime que la collectivité, « pour faire des économies, n’a pas joué pas son rôle de régulation », en particulier dans les quartiers aisés du sud de la ville, où le phénomène de résidentialisation a commencé.

Le cas de la « colline Périer », dans le 8e arrondissement, illustre ce bras de fer latent entre résidents et riverains.

La seule voie permettant de traverser cette colline couverte de villas cossues a été fermée par un portail il y a cinq ans. Cette voie « n’est pas cadastrée et relève du domaine public », assure Élisabeth Dorier, enseignante-chercheuse à l’Université Aix-Marseille. Mais, dit-elle, « derrière les murs, on a des résidents à très haut capital relationnel qui n’hésitent pas à mobiliser des avocats ».

La ville a tenté de transformer ces passages litigieux en « emplacements réservés », un outil du plan local d’urbanisme qui permettrait de les intégrer au domaine public. « On a toujours essuyé un refus » de la métropole, affirme l’adjoint au maire chargé de l’urbanisme, Eric Méry.

L’élu dit recevoir de nombreuses demandes de permis pour ériger des clôtures. « Dans certains quartiers difficiles j’accepte parce que je sais que ça peut aider mais dans les quartiers privilégiés où il n’y a pas vraiment de problèmes d’insécurité, ça ne nous convient pas », souligne-t-il, en évoquant aussi une dizaine de demandes visant au retrait de portails.

Pour Élisabeth Dorier, la résidentialisation s’inscrit avant tout dans une « logique de valorisation de l’immobilier, un entre-soi social où on ne pense pas à la cohésion de la ville ». Elle résume les effets concrets pour les habitants : « Au bout du troisième détour, le piéton prend sa voiture et Marseille reste championne de la pollution urbaine ».

  • Ce qu’il faut retenir : À Marseille, la multiplication des résidences fermées bloque des chemins empruntés de longue date par les habitants. Des riverains, des élus et des chercheurs contestent ces portails, surtout lorsqu’ils coupent l’accès à des équipements publics. Cette résidentialisation alimente un entre-soi social, fragmente la ville et pousse davantage de citadins à prendre la voiture.

Avec AFP