Deux et demi après les violences de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), le parquet de Rennes a rendu deux décisions aussi importantes qu’en apparence dissonantes. Le procureur de la République, Frédéric Teillet, a décidé, ce jeudi 4 décembre, l’ouverture d’une instruction sur les tirs tendus de grenades explosives et lacrymogènes, et les ordres de procéder à de tels tirs, après la révélation par Libération et Mediapart de vidéos, principalement issues des caméras portés par les gendarmes, laissant apparaître de nombreuses entorses aux textes encadrant le maintien de l’ordre. Frédéric Teillet estime que ces tirs pourraient constituer des violences aggravées si des victimes étaient identifiées et qu’ils ne soient pas justifiés par une situation équivalente à la légitime défense. Mais le parquet exclut d’emblée que ces tirs puissent recouvrir l’infraction de mise en danger de la vie d’autrui.

Dans un même communiqué, le procureur a aussi annoncé le classement sans suite de l’enquête préliminaire sur les graves blessures de quatre manifestants à Sainte-Soline. Comme l’avaient révélé Libération et Mediapart, à l’issue des investigations portant sur les infractions de violences aggravées et de non-assistance à personne en danger, aucun gendarme n’a été auditionné comme suspect. Le parquet explique, dans son avis de classement sans suite, que «l’usage des armes peut être considéré comme absolument nécessaire et proportionné au but à atteindre, qui est de faire respecter l’interdiction préfectorale, de prévenir l’envahissement des bassines et de repousser les tentatives».

Comme contexte, Frédéric Teillet retient que, le 25 mars 2023, «les premières grenades lacrymogènes sont tirées à compter de 12 h 35 pour disperser les manifestants, qui poursuivent malgré tout leur progression» vers le chantier de la mégabassine de Sainte-Soline. Puis, «les premiers heurts avec les black blocs se produisent vers 13 h 05». Le parquet retient également que quatre véhicules de la gendarmerie sont incendiés, que «des grilles de protection entourant les bassines sont arrachées» et que quatre plaignants blessés «le sont à ce moment et sur les lieux où se déroulent les affrontements les plus violents».

Frédéric Teillet indique ensuite que les gendarmes ont été «victimes de très nombreux jets de pierres», de «cocktails Molotov et de mortiers» et que «nombre d’entre eux sont blessés (45), au cours de scènes d’une rare violence». Six d’entre eux ont fait un bref passage à l’hôpital.

Pour motiver le classement sans suite des investigations menées sur la blessure d’Olivier (1), gravement blessé au pied par la détonation d’une grenade GM2L, composée d’une charge explosive et de fumée lacrymogène, le procureur de la République retient une «conformité du tir aux règles d’emploi». L’enquête n’a pas permis de déterminer si la grenade avait été lancée en cloche ou en tir tendu. Et par ailleurs, le gendarme qui l’a effectué n’a pas été retrouvé.

Concernant les blessures de Alix (1), et de Serge D. et Mickaël B., blessés à la tête et au visage, par des tirs tendus de grenade lacrymogène (un doute subsiste concernant Mickaël B. qui a également pu être atteint par un tir de LBD selon l’expertise judiciaire), le procureur de la République de Rennes classe sans suite l’enquête pour deux motifs : une «absence d’identification des auteurs des tirs les ayant blessés», pour le premier.

Mais ce classement sans suite est également prononcé en raison de la «possibilité que ces tirs, même non conformes aux règles d’emploi, puissent avoir été effectués dans des conditions relevant d’un fait justificatif prévu par l’article L 435-1 du code de la sécurité intérieure». Frédéric Teillet avance ainsi l’hypothèse que la violence des manifestants peut justifier l’usage même potentiellement mortel des grenades lacrymogènes en tir tendu, interdit en maintien de l’ordre, dans une situation équivalente à la légitime défense. Le procureur de la République de Rennes affirme, en somme, qu’«aucune investigation supplémentaire ne peut permettre d’éclaircir les circonstances de ces tirs».

Sur le volet non-assistance à personne en danger de l’enquête, qui visait des carences dans la prise en charge des victimes par les secours, et notamment l’entrave, pour les ambulances, à la zone de la manifestation, le parquet classe là encore sans suite. «Le délai dans la prise en charge des victimes a […] principalement résulté des nécessités de sécurisation des interventions et du fait que les services officiels de secours n’ont eu connaissance des points de rassemblement des blessés organisés par les manifestants qu’au cours de la journée», indique le procureur de la République de Rennes. De plus, les «expertises médicales concluent également que […] les délais de prise en charge entre le traumatisme et l’arrivée aux urgences, n’a pas entraîné de perte de chance».

Les quatre plaignants annoncent désormais leur intention de déposer une plainte avec constitution de partie civile, qui aura pour effet de permettre la poursuite de l’enquête par un juge d’instruction. «La décision de classer sans suite les plaintes de mes clients alors que même que les vidéos n’ont pas été intégralement exploitées par les enquêteurs est incompréhensible alors que celles-ci pourraient révéler des informations fondamentales les concernant», réagit leur avocate Chloé Chalot, contactée par Libération. Et ajoute : «L’avis de classement sans suite ne répond aucunement à nos observations et aux nombreuses insuffisances de l’enquête que nous avions pointées.»

Dans l’enquête judiciaire, les preuves de violences commises par les gendarmes n’ont effectivement été relevées qu’à la marge dans les procès-verbaux de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale, le service d’enquête chargé des investigations par le parquet. Les synthèses envoyées au procureur mentionnent bien les tirs tendus, mais en minorent la réalité. Mais cet élément, même imparfait, aurait cependant pu alerter le procureur de la République de Rennes sur de potentielles infractions, bien visibles sur les images révélées par Libération et Mediapart.

Dans un communiqué commun, les mouvements Bassines non merci et les Soulèvements de la Terre, qui faisaient partie des organisateurs de la manifestation du 25 mars 2023, estiment que le ministère public «enterre une enquête à peine commencée, refuse les demandes de réponses, bloque toutes tentatives de justice, évite l’inspection d’une chaîne de commandement viciée». Et ajoutent : «Nous refusons cette impunité, le silence et l’oubli, nous appelons à exprimer de nouveau notre solidarité partout où cela est possible en soutien à celleux qui ont été blessé·es et à dire notre colère face à cette tentative grotesque et abjecte de camoufler la violence de l’état policier.»