À un mois du départ de sa directrice Céline Kopp, le Magasin, centre d’art contemporain de Grenoble, est déchiré par de nombreux témoignages de souffrance au travail, au point que le syndicat SUD Culture Solidaires est monté au créneau.

Une telle démarche est sans doute une première dans le secteur des arts visuels : le 21 novembre, trois déléguées du syndicat SUD Culture Solidaires organisaient une conférence de presse à Paris pour alerter sur la situation au Magasin-CNAC (centre national d’art contemporain) de Grenoble, une semaine après la publication d’un communiqué, « Harcèlement(s) et violences au travail, une institution qui protège ses agresseur·ses ». Leur objectif : « revenir sur une décennie de violences au Magasin, des dizaines d’alertes lancées par les salariés, les déléguées du personnel, mais aussi la médecine du travail, l’inspection du travail et différents syndicats ». Elles ont d’abord rappelé les antécédents sous les directions d’Yves Aupetitallot (1995-2015), qui, selon le Journal des arts, a obtenu « la résiliation judiciaire (de son) contrat de travail aux torts de son employeur au motif de harcèlement moral, entraînant la nullité de son licenciement pour faute », puis Béatrice Josse (2016-2021), en conflit avec le conseil d’administration (CA) de l’association (présidé alors par Anne-Marie Charbonneaux), qui a quitté la structure après plus d’un an d’arrêt maladie. En 2020, alors que Jérôme Maniaque est nommé directeur par intérim, 100 % des salariées ont connu un arrêt maladie lié à leurs conditions de travail. Le CA fut alors sollicité, en vain. « Arrêts de travail, burn-out, consultations chez le psychiatre, CDD refusant de reconduire leur contrat, courriers rédigés par les salariés et instances du personnel sans réponse du CA… C’est systémique : dans cette souffrance, il y a tous les niveaux hiérarchiques, jusqu’aux directions », détaille le syndicat.

Après ce préambule a été abordée la situation actuelle, notamment depuis l’arrivée en février 2022 à la direction de Céline Kopp, sur le départ pour le MAMAC de Nice en janvier prochain. Le 19 novembre, les salariés du Magasin étaient en grève, et le 24, ils interpellaient les travailleurs de l’art contemporain venus à l’occasion des journées professionnelles des DCA (association de développement des centres d’art contemporain). Joints par téléphone, sept anciens et actuels employés détaillent des comportements toxiques : « Les réunions ont souvent lieu individuellement avec la directrice. On valorise la personne pour la mettre de son côté, et les autres sont dévalorisés, mis dos à dos, dans une stratégie d’isolement » ; « Les humiliations, jusqu’aux cris, y compris devant les artistes et les partenaires, et les mises au placard étaient récurrentes » ; « Il y a un grand écart entre la programmation (amour, féminisme, questions décoloniales…) et la maltraitance au travail, y compris pour certains artistes très mal payés » ; « Il n’y avait pas d’échanges sur le projet, malgré des incohérences et des dépassements de budget énormes » ; « Je n’étais pas invitée aux réunions qui concernaient ma fonction, je me suis sentie très seule, inapte, folle ». Jusqu’à ce témoignage, corroboré par deux salariées craignant le passage à l’acte d’une collègue : « L’une de nous a dit : “Il faut que je parte, c’est une question de vie ou de mort.” » 

Contactée, Céline Kopp répond dans un e-mail : « Je conteste les déclarations syndicales sur le management, qui reprennent exactement des affirmations déjà formulées dans des dossiers antérieurs à mon arrivée. J’ai trouvé une institution fermée, profondément marquée par des crises successives et par des contentieux prud’homaux toujours en cours. Malgré les outils déployés et l’accompagnement constant de la médecine du travail, certaines blessures anciennes demeurent vives, et de nombreuses situations de travail sont perçues à travers le prisme de ces procédures judiciarisées. Les nouvelles recrues héritent de ce contexte, avec des éléments de langage et des lectures qui se transmettent, rendant l’apaisement difficile alors que des jugements continuent d’affecter la sérénité et la stabilité financière de l’association. Mon rôle a été de redonner du cadre et de la cohérence : nous avons rouvert le lieu, obtenu la labellisation nationale, pérennisé des postes et réorganisé le travail dans le dialogue social pour protéger les équipes. »

Une enquête jugée « problématique » par l’inspection

Pour les représentantes de SUD Culture Solidaires, « un événement en particulier a mis au jour tout ce qui se passe au Magasin ». En octobre 2023, une salariée fait part à la déléguée du personnel d’une agression sexuelle qui aurait eu lieu dans les bureaux trois mois plus tôt. La déléguée interroge alors ses collègues et recueille des témoignages de harcèlement sexuel envers la salariée (mains baladeuses, invitations fréquentes à la raccompagner chez elle ou au restaurant, baiser sur le front…) exercé par la personne mise en cause – à l’heure actuelle toujours active au Magasin. Elle fait un signalement à la direction, puis la présidente du CA (alors Estelle Pagès) diligente rapidement un cabinet d’audit pour une enquête externe. Le 19 janvier 2024, les conclusions rendues attestent de l’absence d’agression et de harcèlement sexuels. Apprenant qu’il n’y a pas de reconnaissance du préjudice ni de conséquences pour son agresseur présumé, la salariée est sous le choc. Pour elle comme pour ses collègues (l’une d’elles affirme que son verbatim a été reformulé et a demandé à le corriger), le résultat de l’enquête n’est pas conforme à la réalité. 

Dans un courrier de l’inspection du travail que nous avons pu consulter, la méthodologie de l’enquête est mise en question, notamment son impartialité – l’ancienne salariée qui a recueilli la parole de la victime après l’agression, étant en arrêt maladie au moment des interrogatoires, n’a pas été interrogée, ni la personne qui partage son bureau – et le fait que « les conclusions et préconisations du rapport étaient lisibles par tous les salariés qui ont accès aux procès-verbaux du CSE ». Les conclusions sont jugées « infantilisantes » et « problématiques, car elles incluent des jugements de valeur subjectifs et des appréciations sur la posture professionnelle et la psychologie (de la victime) et du présumé agresseur », et font porter sur la salariée « la responsabilité de la relation ». L’enquête du cabinet préconise de « l’accompagner sur la posture professionnelle », mais pas de faire de même pour l’agresseur présumé : une « iniquité », note l’inspection, « qui s’inscrit dans une analyse stéréotypée des rapports de genre », concluant que l’enquête « porte atteinte à (sa) dignité et à (sa) santé ». 

De manière informelle, il est décidé au Magasin que l’agresseur présumé ne doit pas être en contact avec la salariée. Ce qui est le cas pendant un temps seulement. Puis on lui fait comprendre qu’il faudra retravailler avec lui, faisant remonter son anxiété. Elle décide alors de chercher du travail ailleurs et raconte : « Les dernières semaines, j’étais tout le temps mal. » Un mois plus tard (Alice Vergara vient alors d’être nommée présidente), la déléguée du personnel qui avait fait le signalement reçoit un courrier pour une convocation à un entretien préalable pour une sanction pouvant aller jusqu’au licenciement. Lors de cet entretien, on lui signifie une « faute grave », racontent les représentantes syndicales : la diffamation envers la personne accusée d’agression et envers l’institution. Étant donné son statut de déléguée du personnel, le Magasin doit demander à l’inspection du travail d’autoriser le licenciement pour faute grave. L’inspection ne retient pas la diffamation et refuse. Le centre d’art fera ensuite deux recours, auprès du ministère du Travail et du tribunal administratif. De son côté, Alice Vergara précise qu’« il s’agit d’un contentieux individuel en cours qui renvoie à la période 2020 et qui est relié à d’autres dossiers de la même période ». La déléguée du personnel sera finalement licenciée pour inaptitude, à ce poste et dans cette structure, et a engagé une procédure aux prud’hommes « pour harcèlement moral discriminatoire en lien avec son statut de lanceuse d’alerte et son mandat de représentation des salariés ». Le syndicat SUD Culture Solidaires rapporte par ailleurs qu’avant même le signalement de l’agression, « plusieurs collègues témoignent de sa mise à l’écart » par la direction : refus récurrents de la rencontrer dans le cadre du travail, missions progressivement retirées, demandes de revalorisation salariale ignorées (contrairement à ses collègues). Dans un e-mail, la présidente Alice Vergara précise : « L’association conteste les affirmations des communiqués syndicaux et ne peut pas commenter une procédure prud’homale en cours ni réduire une situation complexe à l’idée que la (déléguée du personnel) “n’aurait fait que son travail”. »

Point de rupture

Pour les salariés aujourd’hui, la situation se répète. Ils témoignent notamment du comportement de la directrice et de l’absence de dialogue avec la présidente. Évoquant une salariée en particulier : « Une collègue, qui était en arrêt de travail pendant cinq mois, a été dénigrée constamment pendant son absence. À son retour, on lui a demandé de reprendre des congés pour l’éloigner, en prétextant une situation compliquée… Les raisons des décisions sont souvent très abstraites, on noie constamment la prise de responsabilité entre la présidence et la direction. Quand la collègue est à nouveau revenue, on lui a remis une lettre de mise à pied avec convocation pour un entretien en vue d’un licenciement pour faute grave, qui ne lui a pas été spécifiée. En réaction, l’ensemble de l’équipe est allé voir la présidente pour la questionner. » Ils poursuivent : « On n’en peut plus de ces situations récurrentes, de ces mises à l’écart constantes, sans discussion. Ça a été un point de rupture pour nous. » Ils ont obtenu gain de cause : la procédure a été interrompue, mais la salariée est de nouveau en arrêt pour accident du travail. 

Aux employés, on intime de se taire : « On nous dit qu’il ne faut pas que les informations sortent du Magasin ni que les financeurs des tutelles présents au CA soient au courant, sinon ils vont se retirer. Notre présidente nous dit qu’à partir du moment où nous écrivons à l’inspection du travail, tout dialogue est fermé… » Ce que dément Alice Vergara. Selon nos informations, trois autres salariés ont également saisi le conseil des prud’hommes contre le Magasin, pour des situations antérieures à l’arrivée de Céline Kopp. La victime présumée d’agression, qui a quitté le centre d’art « sans un au revoir » des dirigeants, n’a pas porté plainte ni demandé d’indemnités, « pour se protéger ». De son côté, Céline Kopp, elle-même en arrêt maladie, indique que son départ pour le MAMAC de Nice « s’inscrit dans une logique d’évolution professionnelle, nourrie par 15 ans d’engagement au service de l’art et d’environnements de travail respectueux et structurants, et par la volonté de mettre cette expérience exigeante au service d’un nouveau projet ». La plupart des personnes qui ont quitté la structure ont, quant à elles, décidé de ne plus travailler dans l’art contemporain.

Céline Kopp.
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© JC Lett.

Céline Kopp.
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Alice Vergara.
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La Magasin à Grenoble.
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GUIZIOU Franck / hemis.fr.