REPORTAGE – Après le meurtre d’un musulman dans une mosquée du Gard vendredi, la gauche a appelé à une mobilisation place de la République dimanche soir. Le nom du ministre de l’Intérieur, accusé d’attiser la haine anti-musulmane, était sur toutes les lèvres.

«Ça, c’est la faute à Retailleau», souffle une manifestante. «Oui, tout est à cause de lui», renchérit sa voisine, coiffée d’un voile musulman. Le nom du ministre de l’Intérieur est sur toutes les lèvres, ce dimanche soir, place de la République à Paris, au rassemblement «contre l’islamophobie». Cet appel, lancé par des internautes et relayé par Jean-Luc Mélenchon et plusieurs autres personnalités de gauche, est survenu deux jours après la mort d’un musulman dans une mosquée du Gard vendredi. Son meurtre sauvage par un Français d’origine bosniaque qui l’a lacéré de dizaines de coups de couteau a semé l’émoi dans la communauté musulmane de France.

Le rassemblement n’a pourtant pas soulevé les foules. Quelques centaines de personnes sont présentes, avec autant de keffiehs, drapeaux palestiniens et voiles musulmans que de sarouels, de jeans ou de vestes en tweed. Ils évoquent pêle-mêle leurs raisons d’être ici. Fanny, en sweat violet et cheveux ébouriffés, déplore une «inversion des valeurs» en France et un «discours fascisant», un «endormissement des consciences sur fond de racisme d’État» en citant l’exemple des jeunes de la Gaîté lyrique «qu’on pourchasse dans les rues de Paris au lieu de reconnaître leur minorité». Albert et Frédérique, eux, regrettent une «sale atmosphère» qui veut sans cesse pointer «les Arabes et les musulmans». «Le fait que Retailleau se soit déplacé 48h après sur les lieux du crime montre bien qu’il y a un problème», juge le mari, médecin à Paris. «À Nantes (où un jeune a tué une adolescente au couteau jeudi dans un établissement privé, NDLR) il s’est pourtant précipité sur place, pour faire tout un discours sur l’ensauvagement de la jeunesse, l’éducation, etc.», maugrée le manifestant. Qui se dit pourtant fermement opposé à la ligne de Jean-Luc Mélenchon, coupable à ses yeux d’un deux poids deux mesures entre l’antisémitisme et l’islamophobie. Lui assure défendre les uns autant que les autres.

«Racisme d’État»

Derrière le mégaphone, les prises de paroles se succèdent. D’abord les proches de la victime, notamment le frère d’Aboubakar qui, tout en retenue, invite à «faire confiance à la justice de notre pays». «Car ce qui fait une nation, c’est la justice. Rien n’est pire que si une partie du peuple se sent lésée par la justice qui l’abandonne», déclare-t-il. Un autre invite à prier pour la victime ainsi que pour celle de Nantes, «notre sœur», et «tous les martyrs de l’islamophobie et du racisme». «Qu’Allah les accueille avec leurs familles, les purifie et nous libère de l’islamophobie». «Amine», répondent de nombreux manifestants dans la foule, les deux mains ouvertes face au ciel.

Une manifestante brandissant une pancarte sur la responsabilité de l’État dans l’«islamophobie» ambiante en France.
EP / Le Figaro

Puis, le ton se fait plus politique quand le militant marxiste Anasse Kazib, ex-candidat à la présidentielle et syndicaliste à SUD Rail, prend la parole. «Aboubakar n’est pas victime que d’un terroriste», mais «de tout le poids du racisme d’État, de Macron à Darmanin en passant par Retailleau», clame le cheminot. «Nous sommes criminalisés. Des milliers d’entre nous sont asphyxiés par la situation ! Combien de neveux, de nièces, quittent la France parce qu’ils la trouvent irrespirable ? Il n’y a pas d’avenir ! C’est ça que veulent les autorités : chasser les musulmans», s’emporte le militant trotskiste. «Est-ce qu’on va accepter la violence islamophobe dans ce pays ? Non ! Est-ce qu’on laissera nos frères s et nos sœurs se faire agresser ? Non !», scande-t-il, exhortant à «utiliser tous les moyens, les cours de justice et la rue». « Il va falloir se mobiliser comme lors de la marche contre l’islamophobie, car ils ne comprennent que le rapport de force !».

Quelques personnalités de gauche sont présentes. Côté LFI, on aperçoit notamment les députés Mathilde Panot, Aurélie Trouvé, Éric Coquerel et l’eurodéputée et activiste palestinienne Rima Hassan. Chez les Écologistes, la secrétaire nationale du parti Marine Tondelier et le porte-parole Éric Piolle. Jean-Luc Mélenchon est là aussi, ému aux larmes après le témoignage d’une femme voilée qui lui confie son angoisse et sa peine face à l’islamophobie ambiante. Il lui donne une chaleureuse accolade. Interrogé par TF1, le leader de la France insoumise ne se prive pas d’une saillie envers le ministre de l’Intérieur. «Ceux qui prononcent des paroles dont ils n’ont plus le sens sont responsables», lâche-t-il.

Ces «paroles», c’est notamment une phrase de Bruno Retailleau prononcée lors d’un rassemblement «Pour la République» et «contre l’islamisme» organisé au Dôme de Paris par le collectif «Agir ensemble». Le ministre y défendait l’interdiction du voile musulman dans le sport en concluant : «Vive le sport et donc à bas le voile !».  Cette sortie n’est décidément pas passée auprès des personnes rassemblées ce dimanche soir.

Appel à manifester le 11 mai

«Il encourage les gens à avoir peur de l’islam, des musulmans, de manière insidieuse», estime Linda. Cette quarantenaire voilée présente dans la foule reconnaît ne jamais lire ni regarder les médias, mais constater à travers les réseaux sociaux de nombreuses «petites phrases» qui témoignent d’une «volonté de mettre les musulmans à part». «Comme si on n’était pas Français. Je suis croyante, en effet ça se voit, mais je ne vais pas vous forcer à vous convertir !», se récrie Linda. Sa cousine Rania, voilée aussi, considère que le meurtre d’Aboubakar s’inscrit dans une spirale de haine contre l’islam déjà ancienne. Elle cite, comme exemple, la manière dont les médias couvrent le mois de ramadan. «Ils parlent de la pénurie d’huile d’olive, ou cette année des œufs, à chaque fois en disant que c’est à cause du carême et des musulmans», s’offusque la jeune fille. «Il est temps de dire stop».

C’est encore au nom de Bruno Retailleau que Jérôme Guedj, député socialiste de l’Essonne, a été contraint de quitter le rassemblement sous les huées. «C’est à cause de vous que Bruno Retailleau est ministre de l’Intérieur!», le harangue un homme, faisant allusion à la décision du PS de ne pas voter la censure contre le gouvernement Bayrou en février.

La députée LFI Aurélie Trouvé, seule élue à se saisir du mégaphone, décoche à son tour sa flèche envers l’hôte de la place Beauvau. «L’islamophobie tue, il faut le dire. Et des responsables politiques sont responsables de cela. Quand on parle de « régression vers les origines ethniques », des « belles heures de la colonisation », quand on veut interdire le voile dans le sport, qu’est-ce que c’est, si ce n’est pas attiser la haine contre les musulmans ?». Et l’élue d’appeler à une «grande marche nationale» le 11 mai prochain, toujours contre l’islamophobie. «Soyons tous ensemble dans la rue !», lance-t-elle avant de s’exfiltrer du rassemblement vers 20h, en compagnie des autres élus insoumis. Interrogée par Le Figaro, l’élue réfute toute instrumentalisation politique d’une religion ou d’une autre. «LFI se serait mobilisé pour le meurtre de n’importe quel croyant. Nous défendons toutes les religions comme nous défendons la laïcité», assure la députée.