Dans Le président est constipé, Sébastien Liebus construit un roman politique sur ce qui a tous les aspects d’un gag scatologique : le chef du Kremlin, incapable d’aller à la selle depuis plusieurs jours, plonge tout l’appareil d’État et une partie de l’Europe dans la panique. On compatit autant qu’on s’esclaffe sur cette ouverture : le médecin posté devant les toilettes, tentant un laconique « Toujours rien ? », installe d’emblée l’absurde sérieux de la situation : le transit présidentiel devient affaire de sécurité nationale, objet de rapports et de procédures.
Le cœur du récit suit le Dr Soloviev, nouveau médecin du président, chargé de surveiller les excréments du chef de l’État et de remonter la chaîne de responsabilité. De la carpe crucienne servie au Kremlin à la « Boucherie parisienne » du marché moscovite, des œufs de Peskov aux poussins de Komyslas, chaque maillon alimentaire est disséqué, perquisitionné, envoyé au goulag.
Surtout que Liebus déploie une galerie de personnages secondaires — boucher terrorisé, éleveur de poules trop décoré, oligarque biélorusse Korda aux toilettes de marbre, épidémiologiste Kopnyev sur le front — qui tous, littéralement, vivent dans la peur de leurs propres intestins.
Le roman ne se contente pas de la farce médicale : il bascule progressivement vers le thriller géopolitique. Tandis que Moscou se constipe « par solidarité » et que l’Endosorb devient plus précieux que l’or, l’agent Goliak doit organiser un pont pharmaceutique depuis l’Europe, dans un contexte de pénurie mondiale de laxatifs largement alimentée par les propres campagnes de désinformation russes.
Le sommet du grotesque est atteint quand le vieux Titov, patriarche du SVR, promet à ses cadres « le plus grand braquage jamais organisé » pour piller les réserves de laxatifs de tout l’Occident, pendant qu’au palais, la perte d’une minuscule « bille » de matière fécale — la merde présidentielle — déclenche une alerte à l’uranium et un confinement quasi nucléaire : « Nous avons les enregistrements », rappelle un agent, résumant la paranoïa de ce régime qui enregistre jusqu’aux pets du chef.
Narrativement, Liebus joue sur la répétition et la montée en puissance. Chaque chapitre reprend le même schéma de déplacement : des toilettes à un bureau, d’un laboratoire à un marché, d’un village de Sibérie à une salle de commandement.
La constance du point de vue externe, vaguement ironique, renforce la sécheresse bureaucratique des décisions les plus monstrueuses : déportations familiales, perquisitions, exécutions sommaires surgissent dans le flux neutre d’un rapport médical ou d’une enquête de sûreté. Les changements de focalisation — du médecin au boucher, du scientifique à l’agent secret — dessinent une Russie fragmentée, mais entièrement tenue par un seul sphincter.
L’écriture repose sur un mélange très efficace de jargon technique (échelle de Bristol, cyanure, protocoles de laboratoire), de langue administrative (procédures, rapports, commissions) et de trivialités scatologiques. Les longues phrases accumulant listes d’objets, titres de fonction ou noms de villages sibériens créent une musique de l’absurde qui rappelle parfois la satire soviétique : plus la menace est dérisoire — un colon capricieux —, plus la machinerie répressive se déploie avec sérieux. Des dialogues, secs, souvent réduits à des questions-réponses qui tournent comme des saynètes burlesques dévoilent les rapports de force sans jamais les commenter.
On trouvera le procédé peut-être gros(sier ?) — tout tourne autour de la merde, assumée comme métaphore unique —, mais c’est aussi la force du livre : tenir jusqu’au bout cette équivalence entre contrôle du corps et contrôle politique. En faisant de la constipation un révélateur de corruption systémique, de paranoïa sécuritaire et de brutalité ordinaire, Liebus signe une fable noire d’une étonnante cohérence, où chaque flatulence devient symptôme d’un régime malade.
Crédits photo : kremlin.ru, CC BY SA 4.0
Par Victor De Sepausy
Contact : vds@actualitte.com