Les océans polaires libéraient autrefois des quantités massives de gaz à effet de serre. Des chercheurs viennent de découvrir que ce mécanisme oublié pourrait se réactiver et accélérer dramatiquement le réchauffement de la planète. les détails de l’étude sont publiés dans la revue Nature Geoscience.

Un passé qui revient nous hanter

Pour comprendre notre avenir climatique, les scientifiques regardent loin en arrière. Il y a environ 56 millions d’années, la Terre a connu un événement traumatisant appelé le maximum thermique du Paléocène-Éocène. Durant cette période, le climat s’est réchauffé rapidement, les océans se sont acidifiés, et d’immenses quantités de gaz à effet de serre se sont échappées dans l’atmosphère. Cet événement ancien représente en réalité notre meilleur laboratoire pour étudier le changement climatique : un système dérégulé par des perturbations du cycle du carbone, exactement comme aujourd’hui.

Une équipe de chercheurs a décidé de remonter le fil du temps en étudiant des sédiments marins forés au cœur de l’océan Arctique. Ces carottes géantes, mesurant 15 mètres de profondeur, constituent une sorte de machine à remonter le temps gelée : elles préservent intact le récit de cette période lointaine, écrit dans les couches rocheuses.

Le cycle du méthane : quand les microbes jouent aux apprentis sorciers

Le méthane intrigue les climatologues depuis des décennies. Ce gaz est le deuxième responsable du réchauffement planétaire après le dioxyde de carbone, mais bien plus puissant à court terme. Depuis 2020, ses émissions augmentent deux fois plus vite que celles du CO2. Pourtant, les scientifiques ne comprennent toujours pas vraiment comment ce gaz se comportera à mesure que la planète se réchauffe.

Sur le fond des océans vivent des créatures microscopiques invisibles à l’œil nu, mais redoutables par leur nombre et leur impact. Ces microbes sont les principaux gardiens du méthane : ils le consomment selon deux mécanismes distincts. Le premier, appelé oxydation anaérobie du méthane, se déroule en profondeur dans les sédiments, sans oxygène. Le second, l’oxydation aérobie, intervient dans la colonne d’eau, là où il y a de l’oxygène. Cette distinction en apparence technique cache en réalité une différence cruciale : le premier processus produit du bicarbonate, qui stabilise les océans, tandis que le second libère du CO2, le gaz responsable du réchauffement.

La catastrophe silencieuse d’il y a 56 millions d’années

Voici où la découverte devient inquiétante. En analysant les molécules organiques préservées dans les sédiments, les chercheurs ont identifié les signatures chimiques des microbes mangeurs de méthane. Ils ont constaté un changement radical au cours du PETM : les mécanismes habituels d’absorption du méthane se sont effondrés.

Avant la crise thermique, le méthane était efficacement capturé par le premier processus, celui qui produit du bicarbonate. Mais dès que le réchauffement a débuté, ce système de filtrage naturel s’est enrayé. Les chercheurs pensent que le méthane de fonds s’est échappé en quantités catastrophiques, surchargeant la capacité des microbes à l’absorber. Le méthane s’est alors propagé dans la colonne d’eau, où l’oxygène était disponible. Là, un autre groupe de microbes a pris le relais, mais avec un effet inverse : au lieu de stabiliser l’océan, ils ont libéré du CO2 dans l’atmosphère.

Cet enchaînement a déclenché une réaction en chaîne désastreuse. L’augmentation de CO2 a amplifié le réchauffement et l’acidification. Parallèlement, la consommation d’oxygène par ces nouveaux microbes a étouffé les fonds marins, permettant à des organismes anaérobies de proliférer. Ces derniers ont absorbé le sulfate disponible, affamant encore davantage les premiers microbes protecteurs. Un véritable cauchemar climatique auto-entretenu.

Arctique méthaneCrédit : Mumemories/istock

L’Arctique en 2025 : répétera-t-il l’histoire ?

La question qui terrorise les climatologues est simple mais terrifiante : ce scénario catastrophique se reproduira-t-il dans l’Arctique moderne, où l’océan se réchauffe deux fois plus vite que la moyenne mondiale ?

Bumsoo Kim, l’auteur principal de l’étude, répond sans détour : « Nous pensons que c’est possible et très probable. » L’océan Arctique s’assèche et se réchauffe, consommant davantage d’oxygène. Les conditions favorisant ce basculement se mettent lentement en place.

Cependant, d’autres scientifiques appellent à la prudence. Sandra Kirtland Turner, une experte en paléoclimatologie, souligne que les océans d’aujourd’hui ne sont pas exactement identiques à ceux d’il y a 56 millions d’années. L’Arctique était autrefois plus isolé, et sa chimie océanique radicalement différente.

Malgré ces nuances, tous les chercheurs s’accordent sur un point : le cycle du carbone peut amplifier ou prolonger le réchauffement bien au-delà de nos prévisions actuelles. Or, rares sont les modèles climatiques qui intègrent pleinement ces rétroactions complexes au-delà de 2100. Nous naviguons à l’aveugle face à une menace que nous ne comprenons qu’à moitié.