À la sortie de l’ascenseur, au vingtième étage d’un immeuble new-yorkais de la Huitième Avenue, un rire aigu et candide brise le silence. Ses jambes sont interminables, son pas vif. Maria Sharapova, 38 ans, est déjà là, élégante et indomptable, en avance comme souvent, jamais en retard en tout cas.
Une bonne manière née très tôt, dans la station balnéaire de Sotchi, sous les pins du parc Riviera où s’étalait son premier club, au début des années 1990. Quand elle jouait contre un mur avec la raquette que le père de Ievgueni Kafelnikov lui avait donnée après en avoir scié le manche. Puis à Bradenton en Floride, chez Nick Bollettieri, dans une de ces « usines à saucisses » que sont d’après elle les académies de tennis.
L’une des plus bankables avec Serena
« Il y a énormément d’enfants et ils font tous la même chose. Il fallait que je m’écarte de ce système unique parce que j’avais besoin d’un entraîneur qui jouerait avec moi, en individuel. Si ça voulait dire venir sur le court à 6 heures du matin pour avoir un entraînement particulier, alors je le faisais. »
Les années ont passé, sa chevelure blonde s’est parée de reflets bruns, sa rigueur n’a pas changé. « Si mon contrat me demande A, B et C, je donne A, B, C et D. » « A, B, C, D… E, F, G », glisse l’une de ses collaboratrices. « Ce qui l’a différenciée de tous les clients avec lesquels j’ai travaillé, c’est sa capacité à comprendre le retour sur investissement, explique Max Eisenbud, son agent historique qui l’a signée chez IMG quand elle était une jeune ado. Parfois, tu dois faire un shooting photo de huit heures pour une marque qui te paie des millions de dollars. Plein d’athlètes regardent leur montre et n’ont qu’une hâte, partir. Maria, elle, était du genre à dire : « Je peux faire mieux, on recommence. Je ne pars pas tant que ce n’est pas parfait pour toi. » C’était en elle.
Son agent ajoute : « On vit dans une société où l’apparence est importante et Maria était une jolie fille, mais le tennis a toujours été sa priorité, ce qui lui a permis de gagner, encore et encore. Elle n’était pas un feu de paille, elle cochait toutes les cases et c’est ce qui a tout de suite donné envie aux marques de travailler avec elle. »
« Après son premier tour, où elle avait perdu un set, elle m’avait dit : « Vous vous êtes fait du souci ? Ne vous inquiétez pas, je vais le gagner votre tournoi » »
Denis Naegelen, directeur des Internationaux de Strasbourg
Et aux tournois d’attirer « l’une des deux joueuses les plus bankables de l’époque avec Serena Williams », selon Denis Naegelen, directeur des Internationaux de Strasbourg qu’elle avait remportés en 2010. L’homme de 73 ans se souvient d’une femme « extrêmement professionnelle et très exigeante, une attractivité dingue, une puissance médiatique et un glamour qu’aucune joueuse actuelle ne possède… C’est Madonna qui débarque, quoi ! » Autant qu’une « grande championne qui tient ses promesses. Après son premier tour, où elle avait perdu un set, elle m’avait dit : « Vous vous êtes fait du souci ? Ne vous inquiétez pas, je vais le gagner votre tournoi. » Et elle l’avait fait. »
L’histoire avait pourtant mal démarré. « Le premier contact avec son agent avait été compliqué, sourit-il. Je lui avais écrit pour offrir une wild-card à Maria, il m’avait répondu par SMS, sans bonjour ni au revoir, avec un montant qui dépassait le total du prize money du tournoi. J’avais interrogé le milieu pour savoir qui était ce personnage, on m’avait expliqué qu’il était à la fois bon et incontournable. »
« Mon bouclier, le punching-ball ultime, quelqu’un qui, sans s’excuser, répondait non pour moi, encore et encore », dira de lui Sharapova. « Quand elle a gagné Wimbledon à 17 ans en battant Serena Williams, sa vie a changé. J’étais très protecteur et j’étais celui qui devait souvent dire non, assume Eisenbud. Parmi les choses qui la rendaient unique, il y avait sa propension à refuser des propositions très alléchantes. Quand tu gagnes Wimbledon, des gens veulent t’envoyer un jet privé et t’amener à la cérémonie des Oscars ou à d’autres événements vraiment incroyables auxquels la plupart des jeunes de 17 ou 18 ans rêveraient d’assister. Mais elle disait non parce qu’elle savait que, si elle y allait, elle ne pourrait pas s’entraîner ni être performante au tournoi suivant. »
L’image d’une femme fatale inaccessible, à l’allure de mannequin
Sharapova : « J’ai su très bien naviguer entre ces deux mondes. » Plus grande que son sport mais consciente qu’elle lui devait tout. « Je n’ai jamais oublié pourquoi j’avais ces opportunités. La réponse, c’est que je gagnais. » Avec Eisenbud, la Russe a développé sa marque, très vite un empire, collectionné les chèques à sept chiffres en même temps que les trophées, trente-six au total, et cultivé l’image d’une femme fatale inaccessible, à l’allure de mannequin et à la froideur de sa Sibérie natale.
Presque effrayante avec ce hurlement célèbre à la frappe, même si elle jure que ce n’était « pas une façon d’intimider les autres. J’ai commencé à le faire jeune. Ça faisait partie de ma technique de respiration et j’ai continué toute ma carrière sans même y penser. » Autour d’elle, chacun avait ordre de se taire, la parole verrouillée par des clauses de confidentialité. Et en dehors de son cercle intime, personne ne pouvait l’approcher, surtout pas ses adversaires. « C’est difficile de maintenir une amitié avec quelqu’un qui représente un obstacle à tes plus grands succès », explique celle qui aimait s’isoler, souvent un livre à la main, avant ses matches. « Je me construisais une bulle. »
« Très peu de gens ont connu la vraie Maria, regrette Eisenbud. Les journalistes tennis ont toujours observé une Maria prudente, sur la réserve. C’était voulu. Elle avait le sentiment d’en avoir besoin pour avoir un avantage sur le court. J’ai toujours trouvé ça dommage. Un joueur comme Roger Federer a su trouver l’équilibre entre les deux, pas Maria. Je pense que ça vient beaucoup de ses origines et de son histoire familiale, eux contre le reste du monde. »
Le 26 avril 1986, un an avant la naissance de Maria Sharapova, le réacteur n° 4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl a explosé et 300 000 personnes ont été évacuées pour fuir le nuage radioactif. Iouri Sharapov et sa femme Elena vivaient à 160 kilomètres de là, à Gomel, en Biélorussie. Ils ne sont partis que quatre mois plus tard pour accueillir l’arrivée de leur unique enfant. Maria est née à Niagan, dans le climat extrême de la Sibérie, où son père a travaillé deux années dans les raffineries de pétrole jusqu’à mettre suffisamment d’argent de côté pour descendre aux bords de la mer Noire, à Sotchi.
C’est là que Maria s’initie au tennis, avant de partir aux États-Unis avec son père, à l’âge de 7 ans. Sans la maman, bloquée au pays pendant deux ans. « Elle ne parvenait pas à obtenir son visa et, nous, on ne pouvait pas repartir parce qu’on avait une seule entrée possible aux États-Unis, retrace l’ex-numéro 1 mondiale. Avec le recul, je me dis que ça serait plus dur à vivre aujourd’hui. On a un lien direct avec les téléphones et le fait de voir quelqu’un que tu aimes te donne envie d’être avec cette personne. À l’époque, on s’envoyait des lettres et on s’appelait peut-être une fois par mois sur le fixe… Cette distance, je ne vais pas dire que ç’a aidé, mais ç’a rendu plus normal le fait de ne pas être ensemble. »
« Tout ce qu’elle a traversé l’a rendue très méfiante »
Seule, à 7 ans, avec un père pris par son travail, dans un pays dont elle ne parlait pas la langue, la jeune Russe a vécu quelques « années difficiles, selon Eisenbud. Dans le dortoir de l’académie Bollettieri en Floride, qu’elle rejoint en 1995, les enfants se moquaient d’elle. Son anglais n’était pas très bon et, quand elle se réveillait, elle ne pensait qu’à une chose, jouer au tennis, alors que les autres filles voulaient s’amuser. Tout ce qu’elle a traversé l’a rendue très méfiante. »
La louve est devenue solitaire, une diva hautaine et rogue selon certains de ses débineurs. Rien de ce que l’on observe ce jeudi de début septembre et de fin d’été, dans un studio photo cossu de Manhattan, où rendez-vous a été donné. Au bord de la fenêtre, d’où l’on admire le New York fiévreux et bruyant, Times Square et Broadway, le musée de madame Tussaud d’un côté, le parc Bryant, où se dévorent en vitesse des hot-dogs, de l’autre, une enceinte crache du folk, Little Bit of Rain de Fred Neil, puis un vieux rock indémodable, Sound and Vision de David Bowie.
Robe échancrée dans une main, un beau cuir noir dans l’autre, Maria Sharapova a démarré les essayages du shooting organisé pour cette rencontre avec le Mag, qu’elle sait en pleine réinvention. « C’est une nouvelle formule, c’est ça ? » Son coiffeur Mark corrige une mèche, elle chatouille son ventre et laisse échapper un joli son de cour d’école qui tranche avec la vamp qui s’empare d’elle dès que l’appareil se braque sur son visage. « Une putain de rock star », lui lance la photographe Clara.
Elle la connaît bien et l’a croisée le matin-même dans un sauna. « Oui Clara, tu peux toucher mes fesses. » Revoilà ce rire si enfantin. Entre deux tenues, elle répond à un mail sur son téléphone puis commande en vitesse des raviolis chinois. « Une fille doit manger. » Elle se retourne, son regard se fixe, sémillant et pourtant intimidant. Elle ne toise pas mais examine puis interroge. « Vous couvrez tous les matches de l’US Open ? »
Femme d’affaires accomplie et jeune maman protectrice
Quelques heures nous séparent alors des demi-finales femmes. Elle a adoré voir Amanda Anisimova rebondir si vite après sa défaite 6-0, 6-0 en finale de Wimbledon contre Iga Swiatek en juillet. « Vous imaginez la ressource mentale ? » L’Américaine s’inclinera en finale face à Aryna Sabalenka. La Russe, elle, ne joue pratiquement plus. « Malheureusement, je n’ai pas le temps. Mais peut-être est-ce une excuse, si je suis honnête. » Elle est aujourd’hui une femme d’affaires accomplie et une jeune maman protectrice. Quelques jours plus tôt, elle a accompagné son fils Theodore, 3 ans, à sa première rentrée, chez elle en Californie du Sud. « J’étais vraiment stressée. En plus, sur le chemin, j’ai reçu un mail : un enfant était malade ! »
Ses journées sont « toutes différentes » et bien remplies. « J’investis dans des entreprises, indique-t-elle. Je passe beaucoup de temps à donner des coups de fil et à faire des recherches. Je rencontre les fondateurs, je m’imprègne de leur business pour le comprendre. Est-ce une croissance à long terme ? Serai-je une partenaire silencieuse ou une conseillère ? Tout ça représente des semaines, des mois de vérifications. Je travaille avec mes actifs et mon argent. Je suis au board de Moncler donc je vais à Milan plusieurs fois par an. J’ai toujours des engagements avec quelques marques comme Nike, Aman Hotels, Stella Artois… Je travaille aussi sur plusieurs projets de construction de maisons. Je touche à tout. »
Sauf à sa raquette. Elle sourit : « Je suis beaucoup moins crevée que quand j’étais joueuse ! » Sharapova a arrêté sa première carrière en 2020, à 32 ans, juste avant que le Covid frappe. « Quand je me réveillais le matin, ce que je voulais le plus faire au monde, c’était aller m’entraîner. Sur la fin de ma carrière, ce sentiment, je l’ai progressivement senti m’abandonner, jusqu’à me dire que ce n’était plus l’endroit où je voulais être. »
Rattrapée par la patrouille en 2016, une suspension de deux ans ramenée à quinze mois pour un contrôle positif au Meldonium, elle l’a ensuite été par son corps. « J’ai souffert pendant des années, raconte-t-elle. J’ai été opérée de l’épaule, j’ai eu des blessures sérieuses, des problèmes à l’avant-bras… J’étais têtue, je trouvais des façons de rester en forme quand je ne pouvais pas jouer. Mais sur la fin, mon entêtement est devenu une faiblesse. »
Eisenbud savait « qu’elle ne jouerait pas très longtemps parce qu’elle est devenue pro à 14 ans et qu’elle avait un jeu très exigeant pour son corps. Donc on s’est toujours intéressé à la vie après le tennis avec l’idée de lui donner le maximum d’expériences. Elle participait aux réunions avec ses sponsors ou son agence de pub, posait les bonnes questions, prenait des notes… En fait, c’est comme si elle avait été diplômée d’un master en business pendant qu’elle jouait au tennis. Elle s’éduquait car elle savait qu’un jour, elle voudrait faire partie de ce monde-là. »
Cinq ans après sa retraite sportive, Sharapova suit toujours le tennis, « un sport tellement complexe, rempli d’histoires. Parfois, quand je suis sur un tournoi et que je m’assois en tribune, j’ai la sensation que j’assiste à une version dézoomée de ce que j’ai vécu. Chaque mouvement, chaque moment, ceux que tu sais plus importants que les autres… Et puis là, il y a quelqu’un à côté de toi qui boit une bière. Tu as envie de lui dire : « Concentre-toi, regarde, c’est un point clé ! » J’adore être cette personne qui connaît ça par coeur mais qui n’est plus sur la scène. »
« Il y a toujours eu beaucoup de respect entre Serena et moi »
Celle de Flushing Meadows et son barouf permanent ont plus d’une fois déstabilisé la jeune Maria, « fille unique et calme », entourée de peu de monde et de beaucoup de silence. « Je n’aimais pas ça, j’étais très intimidée par le bruit. Avec le temps, j’ai appris à embrasser cet environnement, à laisser le public m’aider à revenir dans un match, à autoriser ce bruit à avoir un impact positif sur le résultat. » Jusqu’à être sacrée dans le Queens, en 2006, le deuxième de ses cinq titres en Grand Chelem.
Ça et la place de numéro 1 mondiale conquise à 18 ans justifiaient pleinement son intronisation au Hall of Fame, le panthéon du tennis, en août dernier. À Newport, elle a pour la première fois « jeté un coup d’oeil dans le rétro », sous le regard humide de son père, de ceux qui l’ont accompagnée et de la légende Serena Williams.
L’Américaine, sa plus grande rivale, celle qui l’a battue vingt fois sur vingt-deux et l’a privée de tant de titres, a prononcé le discours inaugural, évoquant « l’atmosphère qui se transformait soudainement, la tension et le feu réels » dès qu’elles s’affrontaient. « Ça vous a surpris qu’elle soit là ? s’amuse Sharapova. C’était un moment très fort. Malgré tous nos combats sur le court, malgré les choses qu’on a pu dire en conférences de presse, il y a toujours eu beaucoup de respect entre nous. C’était un peu une façon officielle de le manifester. »
Alors que ses raviolis refroidissent dans une barquette en alu, Maria Sharapova repense à l’enfant qui voulait « toujours être en première ligne, tester devant tout le monde les exercices demandés par l’entraîneur. Je n’avais pas peur de la scène et de la lumière. J’ai toujours voulu être l’athlète que l’équipe choisit pour jouer le tie-break décisif à 6-6 au troisième set. » Puis à l’ado star que les sponsors s’arrachaient, sans que ça ne lui monte jamais à la tête. « C’est très facile de vriller, que ta confiance se transforme en ego, mais je ne me suis jamais autorisée à penser que j’étais unique. »
Aux poignées de main qui suivaient les défaites douloureuses. « Tu ne veux pas la regarder dans les yeux, tu veux rentrer au vestiaire, mais ce moment au filet, c’est une façon de dire à l’autre : « Je sais ce que ça t’a demandé comme efforts pour arriver ici, j’ai du respect pour ce que tu fais… Mais j’ai quand même envie de te battre ! »
Le travail de l’ombre
Aux entraînements et aux discussions après ses plus grands échecs. « Quand tu gagnes, tu célèbres et tu bois du champagne. Quand tu perds, tu es vulnérable, tu fais face à beaucoup de questions, tu dois affronter ton équipe, lui dire les choses qui fâchent. C’est là que tu cherches des solutions et que tu travailles le mieux. C’est pareil avec les plus grands artistes, ils ne produisent pas leur meilleur travail quand ils sont au sommet. »
À ces gammes frappées dès l’aube, « jusqu’à ce que la mémoire musculaire l’emporte sur l’hésitation et les doutes », aux séances vidéo tard le soir, tous ces « moments intimes que les gens ne voient pas, ceux où tu construis ta carrière. Le travail caché, dans l’ombre, loin des caméras. »
À ce poing levé qui a accompagné chaque échange remporté pendant vingt années. « Moins une célébration qu’un symbole de persévérance, disait-elle à Newport. Une promesse à moi-même : dans les moments où le doute s’installait, où les projecteurs m’aveuglaient et l’importance du moment m’écrasait, ce petit rituel n’appartenait qu’à moi. Une façon de me rappeler que j’étais capable d’y arriver et que rien ne m’arrêterait. » La petite fille raillée dans un dortoir à Bradenton n’a pas toujours réussi, elle a parfois été stoppée. Mais elle a « donné tout ce qu’elle avait, sans prendre de raccourci ». Ave Maria.