Mi-humains, mi-bêtes, ils inspirent l’effroi, voire la haine. Homme-oiseau, femme-poulpe ou fillette-grenouille… Un extraordinaire bestiaire à découvrir dans le magistral conte politique de Thomas Cailley, ce soir sur France 2.

Les poils, les plumes ou les écailles poussent dans leur dos. Aussi effrayant que poétique…

Les poils, les plumes ou les écailles poussent dans leur dos. Aussi effrayant que poétique… Nord-Ouest Films/StudioCanal/France 2 Cinema/Artemis Productions

Par Cécile Mury

Publié le 07 décembre 2025 à 18h03

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Ils se couvrent peu à peu de poils ou d’écailles. Ils perdent lentement l’usage de la parole au profit de cris et de grognements. Certains les appellent les « créatures ». Voire les « bestioles », quand le dégoût, la peur et la haine prennent le dessus. De moins en moins humains, dévorés par une étrange et inexorable mutation, les êtres qui hantent Le Règne animal, le superbe conte de Thomas Cailley sorti l’an dernier, constituent un peuple à part, inquiétant, mystérieux et poignant. Rencontre avec cinq hybrides inoubliables (attention, spoilers).

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L’homme-oiseau

Nord-Ouest Films/StudioCanal/France 2 Cinema/Artemis Productions

Il s’appelle Fix, du moins tant qu’il se souvient encore de son nom. Interprété par l’acteur israélien Tom Mercier, ce grand mutant tourmenté au visage barré d’un pansement pour cacher sa chair mutilée (on a tenté de lui opérer le bec) est sans doute la créature la plus marquante du film. Ses ailes géantes… l’empêchent de marcher, comme dans le poème de Baudelaire. Le regarder apprendre maladroitement à s’en servir pour voler enfin, au fin fond d’une forêt sauvage, offre une bouleversante expérience de liberté. Vifs mouvements de tête, voix dont les accents rauques se brisent soudain sur un cri de rapace : le jeu saisissant du comédien complète la magie du costume et des effets spéciaux (techniques « hybrides », elles aussi) pour permettre à cet « oiseau » hors normes, crédible et déchirant, de crever l’écran.

La fillette-grenouille

Nord-Ouest Films/StudioCanal/France 2 Cinema/Artemis Productions

Elle aussi se cache dans les bois. Difficile de la distinguer de l’écorce, tout en haut de l’arbre qu’elle étreint comme un enfant craintif s’accroche à la jambe d’un parent. De sa forme humaine, la fillette a gardé la silhouette menue et fragile, mais un épais réseau d’écailles colonise ses vertèbres, recouvre sa tête comme une coiffe organique qui semble trop lourde pour son petit corps. Même si Fix, son compagnon d’infortune, l’appelle Grenouille, cette apparition discrète, tendre et méditative, ressemble à une variante rêveuse de caméléon, suspendue en silence entre l’émerveillement et la mélancolie. Une incroyable performance sans paroles, livrée par la jeune Maëlle Benkimoun.

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La femme-poulpe

Nord-Ouest Films/StudioCanal/France 2 Cinema/Artemis Productions

Comme pour la plupart des créatures du film, la rencontre avec ce personnage est à la fois furtive et spectaculaire. François (Romain Duris), le héros, est en train de faire ses courses au supermarché quand, soudain, tout l’établissement est en émoi : une « bestiole » a été repérée. Un tentacule à peine entrevu, une course-poursuite frénétique, et voilà qu’on l’aperçoit au fond de sa cachette, sa peau luisante mal dissimulée sous un sweat à capuche : étrange mutante, plus céphalopode que femme, interprétée par une danseuse contemporaine, capable « d’abolir tous les angles de son corps », comme le confiait Thomas Cailley à la presse au moment de la sortie du film. Le résultat, si puissamment incongru dans l’environnement banal du magasin, est à la hauteur des efforts de camouflage (prothèses en latex, effets spéciaux numériques) déployés par la production.

L’homme-morse

Nord-Ouest Films/StudioCanal/France 2 Cinema/Artemis Productions

Un soir, c’est un géant rugueux qui vient semer le désordre dans le camping où travaille François. D’abord dissimulé dans l’ombre, il semble taillé dans la matière même de la nuit, un cauchemar informe tout droit sorti d’un film d’horreur de série B. Et puis, au hasard de sa fuite, le « monstre » se retrouve… museau à nez avec une employée. Et l’effet de terreur laisse place à un court mais saisissant moment de pure compassion, entre l’humaine et la créature hirsute aux gros yeux larmoyants et opaques, qui a presque achevé sa transformation… en morse (version bipède et déviante). Où « l’anormalité » de l’Autre, son « inquiétante étrangeté », devient soudain profondément émouvante. L’essence même du film, en une seule scène.

L’ado-garou (à ne lire qu’après avoir vu le film)

Nord-Ouest Films – StudioCanal – France 2 Cinema – Artemis Productions

Ça n’arrive pas qu’aux autres : les héros du film, François et son fils Émile (Paul Kircher), sont eux aussi touchés par la mystérieuse épidémie de mutation. Lana, d’abord, femme de l’un et mère de l’autre, s’est peu à peu changée en fauve. Mais voilà qu’Émile lui-même a des symptômes : une ouïe plus aiguisée, des griffes qui poussent sous les ongles et des crocs sous les dents, des poils noirs et drus qui envahissent son dos… En quoi est-il en train de se transformer ? La réponse importe moins que le processus, fable organique, poignante et crue sur les bouleversements de la puberté. La plus touchante des « bêtes humaines » qui peuplent ce Règne animal, vaste réserve d’idées, de puissance et de poésie.

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Le Règne animal, dimanche à 21h10, sur France 2.

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