Gérald le conquérant // De Fabrice Eboué. Avec Fabrice Eboué, Logan Lefèbvre et Alexandra Roth.
Avec Gérald le conquérant, Fabrice Éboué poursuit une voie qu’il affectionne : utiliser la comédie comme un scalpel pour découper les obsessions identitaires et le fameux “vivre ensemble” malmené par un pays qui doute de lui-même. Le film prend la forme d’un faux documentaire, un format déjà exploré par le réalisateur dans d’autres projets, mais ici décliné sous un angle plus radical. Cela donne une œuvre singulière, parfois percutante, parfois épuisante, mais clairement taillée pour faire réagir. Ce projet raconte le quotidien de Gérald, un fermier normand persuadé d’être l’héritier spirituel de Guillaume le Conquérant.
Il s’appelle Gérald. Son objectif : redorer le blason de sa région de cœur, la Normandie. Sa méthode : bâtir le plus grand parc d’attractions du pays, à la gloire de Guillaume le conquérant. Et pour y parvenir, il est prêt à aller loin, très loin… Retenez bien ce prénom, car il va marquer l’Histoire !
Le personnage se lance dans un projet délirant : concurrencer un célèbre parc historique avec sa propre reconstitution, bricolée, bancale et totalement guidée par une vision identitaire du monde. C’est un terrain parfait pour Éboué, qui aime exposer les contradictions humaines en jouant sur un humour noir assumé. Gérald, c’est un homme convaincu que son mode de vie est le seul valable. Éboué lui donne toutes les caractéristiques d’un héraut auto-proclamé de l’identité normande : fier, rigide, obtus, mais aussi touchant par moments, presque malgré lui. Le problème, c’est que ce personnage change peu au fil du récit.
Son obsession tourne en boucle, son discours reste figé, et même si ses excès déclenchent souvent des rires spontanés, la dynamique finit par s’essouffler. Le film reprend la forme d’un reportage en cours de tournage, caméra à l’épaule et dialogues face caméra. Ce procédé n’a plus réellement d’effet de surprise aujourd’hui, mais il permet à Éboué d’installer un rythme brut, proche de l’improvisation. Le spectateur suit Gérald partout : dans ses champs, dans son “parc historique” artisanal, face à ses rares soutiens et ses nombreux détracteurs. Le style documentaire donne une proximité amusante, mais il met aussi en lumière la limite du personnage, qui reste enfermé dans sa folie identitaire sans jamais vraiment évoluer.
Fabrice Éboué ne fait pas dans la dentelle, et Gérald le conquérant ne fait pas exception. L’humour est gras, parfois volontairement choquant, jouant avec les tabous pour tirer des flèches bien ciblées : racisme ordinaire, peur de l’autre, crispation identitaire, fantasme de pureté culturelle… Tout y passe. Certaines scènes frappent juste et déclenchent un vrai rire nerveux. On sent la volonté du réalisateur de secouer plutôt que de rassurer, et l’audace du projet mérite d’être saluée. Le film ose s’attaquer à des sujets sensibles sans chercher à édulcorer son propos, et il profite de ce ton frontal pour dévoiler les contradictions d’un certain discours public.
Mais cette audace atteint parfois ses limites. Le film tente régulièrement de surprendre, de pousser son idée un cran plus loin, quitte à paraître répétitif. Les situations sont drôles, oui, mais l’accumulation finit par affaiblir l’impact. Certains gags tournent un peu en rond, comme si le film cherchait sans arrêt à se réinventer sans vraiment y parvenir. La force du film se trouve dans son intention : dénoncer ce que j’appelle la “démence identitaire”, cette tendance à se refermer sur une image fantasmée de soi-même ou de son territoire. Éboué montre comment une personne isolée, mal dans son époque, peut s’inventer un rôle et une gloire perdue.
Gérald ne comprend plus le monde qui l’entoure, alors il fabrique le sien, plus petit, plus simple, plus conforme à ses rêves d’ordre et de domination. Cette idée est intéressante et d’actualité, mais le film peine parfois à la porter jusqu’au bout. Là où un projet comme Barbaque assumait un trash total, Gérald le conquérant reste plus sage. Comme si Éboué n’osait pas aller jusqu’à la folie annoncée. Par moments, je sentais que le film pouvait taper plus fort, explorer plus en profondeur le malaise de son personnage ou l’absurdité de son monde. Mais il reste sur une ligne intermédiaire, entre satire mordante et comédie plus classique.
Cela dit, certaines séquences sont vraiment efficaces. Il y a des fulgurances, des moments où la satire trouve un écho très contemporain. Et c’est dans ces passages que le film déploie tout son potentiel : l’absurdité devient réflexion, et la caricature devient un miroir. Fabrice Éboué porte son film avec un jeu volontairement surjoué, un peu théâtral, comme s’il commentait son propre personnage au lieu de s’y fondre complètement. Ce choix peut diviser, mais il s’intègre assez bien à l’esprit documentaire du film. Parmi les seconds rôles, Alexandra Roth se démarque par une énergie rafraîchissante. Sa présence apporte une dose d’humanité au milieu du chaos provoqué par Gérald.
Ses scènes sont parmi les plus convaincantes, car elles proposent un contrepoint à la folie ambiante. Gérald le conquérant ne cherche pas à plaire à tout le monde, et c’est peut-être sa plus grande qualité. Il surprend autant qu’il déroute. Il amuse autant qu’il agace. Il pousse parfois trop loin, parfois pas assez. Mais il reste sincère dans son intention de dénoncer les dérives identitaires qui polluent le débat public. Pour qui aime les comédies formatées du dimanche soir, le film risque de paraître étrange et trop abrupt. Pour ceux qui apprécient les propositions plus marginales, plus piquantes, c’est un voyage décalé, parfois répétitif, mais clairement dépaysant.
Note : 6/10. En bref, Gérald le conquérant est une satire audacieuse, inégale mais vivante. Elle secoue, elle dérange un peu, elle fait rire beaucoup. Le film manque parfois d’un élan narratif plus solide, mais son ton, son humour noir et son regard sans filtre sur la bêtise identitaire en font une proposition intéressante. Pas un film parfait, mais un film qui a quelque chose à dire, et qui le dit franchement.
Sorti le 3 décembre 2025 au cinéma