Contexte et inquiétudes
L’Ukraine a besoin d’au moins 130 milliards d’euros pour assurer le fonctionnement de l’État et de son armée au cours des deux prochaines années. En alliée, l’Union européenne envisage plusieurs options pour financer une partie de ce montant, soit 90 milliards d’euros : 1) l’octroi d’un prêt classique, ou 2) l’octroi d’un prêt associé à un montage financier mobilisant les avoirs russes gelés et conservés par Euroclear, dépositaire central de titres situé à Saint-Josse-ten-Noode, en Belgique.
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La seconde option est aujourd’hui privilégiée par une majorité d’États Membres, mais suscite de fortes inquiétudes de la Belgique, qui redoute d’être condamnée par une juridiction arbitrale internationale. En réalité, le risque ne se limite pas à la Belgique : il concerne toute l’Union européenne.
Un risque majeur pour la stabilité financière
Pour saisir la portée du risque, il faut comprendre où et comment ces avoirs sont conservés. Euroclear est un acteur méconnu du grand public, mais essentiel au fonctionnement des marchés financiers. C’est ce qu’on appelle un « dépositaire central de titres » : il assure le règlement et la livraison des transactions financières. Autrement dit, il constitue l’infrastructure qui, à l’échelle européenne, permet à des milliers d’échanges d’instruments financiers d’avoir lieu chaque jour.
On pourrait comparer Euroclear à une grande grue, indispensable à déplacer des conteneurs (les transactions financières) dans un port (les marchés financiers). Pour que les conteneurs soient déplacés en toute sécurité, la grue doit être sûre. L’affaiblir pourrait entraîner des répercussions sur l’ensemble.
Or, le plan de la Commission européenne implique qu’Euroclear viole ses obligations contractuelles vis-à-vis de la Russie en transférant la valeur des actifs vers l’Ukraine, ce qui pourrait entraîner deux conséquences majeures :
– Un risque direct pour la stabilité d’Euroclear. Si le montage financier proposé par la Commission venait à échouer, Euroclear pourrait être contrainte de restituer aux Russes l’équivalent des 90 milliards d’euros d’actifs transférés à l’Ukraine, ce qui plongerait l’entreprise dans des graves problèmes de liquidité.
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– Un effet domino à l’échelle européenne. Un dépositaire central de titres n’est pas une entreprise comme les autres : c’est une infrastructure critique. Si la stabilité d’Euroclear est mise en doute, toute la chaîne financière – banques, investisseurs – pourrait être touchée. Dans le pire des scénarios, une perte de confiance provoquerait des perturbations bien au-delà du seul cas russe.
Euroclear pourrait engager la responsabilité de l’Union européenne
Au risque financier s’ajoute un risque juridique : la responsabilité de l’Union européenne pourrait être engagée.
Le montage financier conçu par la Commission repose sur une constante : la Russie ne peut en aucun cas récupérer la valeur de ses actifs tant qu’elle ne répare pas les dommages qu’elle a causés en Ukraine.
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Ces actifs doivent donc rester gelés. Pour cela, la Commission s’appuie sur l’article 122 du Traité du Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE), qui permet d’adopter des mesures exceptionnelles lorsqu’un État membre de l’Union européenne fait face à état d’urgence économique. Cet article a récemment servi de base au plan NextGenerationEU après la crise du Covid-19. (1)
Mais utiliser l’article 122 pour prolonger le gel des avoirs russes paraît contestable. Primo, les Etats-membres de l’Union ne se trouvent pas actuellement dans un état d’urgence économique. Secundo, il n’est pas certain que le dégel de ces actifs provoquerait un tel état d’urgence économique au sein de l’Union européenne.
S’ensuit donc un risque juridique : la mesure ordonnant le gel prolongé pourrait être invalidée par la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE). Euroclear a d’ores et déjà indiqué saisir la Cour de Justice, si l’Union devait poursuivre dans ce sens.
Or, si la Cour de Justice invalide le gel, et le montage financier de la Commission européenne échoue en parallèle, les conséquences pourraient être très importantes. Euroclear devrait alors répondre à une demande de la Russie visant à récupérer la valeur des 90 milliards d’euros d’actifs. Pour prévenir ce risque, les Etats-membres de l’UE visent actuellement à définir la part que chacun porterait dans le remboursement de cette somme.
Mise en cause de l’UE
Mais l’Union européenne elle-même pourrait être mise en cause. En effet, Euroclear pourrait engager la responsabilité de l’Union en soutenant que l’Union l’a placée, sans base juridique solide, dans une position délicate (2). Euroclear aura vraisemblablement subi un préjudice : son activité pourrait ralentir si sa crédibilité en tant qu’infrastructure financière sûre est mise en doute. Or, Euroclear est une très grande entreprise (3) qui à elle seule gère près de 60 % des transactions financières en Europe. Les montants à verser en réparation pourraient donc être considérables.
=> (1) Article 122 TFUE : « 1. Sans préjudice des autres procédures prévues par les traités, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut décider, dans un esprit de solidarité entre les États membres, des mesures appropriées à la situation économique, en particulier si de graves difficultés surviennent dans l’approvisionnement en certains produits, notamment dans le domaine de l’énergie.
Lorsqu’un État membre connaît des difficultés ou une menace sérieuse de graves difficultés, en raison de catastrophes naturelles ou d’événements exceptionnels échappant à son contrôle, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut accorder, sous certaines conditions, une assistance financière de l’Union à l’État membre concerné. Le président du Conseil informe le Parlement européen de la décision prise. »
(2) Article 340, § 2 TFUE.
(3) 40 000 milliards d’euros d’actifs sous garde en 2025
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