Il est retourné sur son « confetti » et reviendra à l’occasion du sommet mondial des océans, où il est invité du 9 au 13 juin à Nice. Fred Tardieu reprend son sublime oxygène sur Pangatalan. Son « confetti » est une émeraude, une île de quatre cents mètres par cent vingt, flottant dans la baie de Palawan, dernier archipel au sud-ouest des Philippines, avant Bornéo et l’Indonésie.
Il y a posé ses palmes il y a quatorze ans avec Chris, sa compagne, poussés par l’esprit d’aventure et l’envie de « revenir à la nature ». Depuis, ce Marseillais aux mille vies a transformé une terre déglinguée par l’exploitation du bois en un sanctuaire de biodiversité où se pressent les scientifiques et les mécènes du monde. « On est arrivés sur une désolation, se souvient-il. Cette île était du charbon de bois. » Un cocon qu’il a pourtant régénéré et qui déploie désormais ses ailes protectrices dans une baie fascinante, jusqu’à en faire une aire marine protégée de près de 40 000 hectares. Ce qu’aucune organisation gouvernementale n’est parvenue à réaliser sur cette planète.
Des Bahamas aux Philippines, via Marseille
Fred Tardieu n’avait rien d’un biologiste solitaire, ni d’un scientifique fou. Encore moins d’un utopiste, tendance gourou écolo. Sa carte de visite dessinée comme un dédale indique même le contraire : à Marseille, il partage toujours un bureau avec des amis qui, comme lui, ont réussi quelques « coups » dans l’immobilier. Mais lui est né au monde du travail avec un CAP de soudeur obtenu à 14 ans au lycée Adam de Craponne, à Salon.
Amateur d’arts martiaux plus que de cours théoriques, il bifurque rapidement, videur, puis DJ dans une boîte de nuit à Cavaillon. Papa à 25 ans, il cherche à se stabiliser, devient coiffeur juste parce que ça l’amuse d’agglomérer les cheveux comme on souderait une sculpture. L’époque est à The Cure et à la mode « new wave », son coup de ciseau cartonne. Il crée une douzaine de salons, s’ennuie pourtant, divorce et cherche un sel au-delà de la Méditerranée. « J’avais lu un article sur un type, Thierry, un Marseillais comme moi, surnommé le roi d’une île aux Philippines, se souvient-il. On était en 1992, je suis allé le voir ».
Fred est fasciné, mais il a la bougeotte. Il choisit de rentrer, se lance dans l’immobilier à Marseille, rafle une jolie mise et « monte une affaire aux Bahamas ». Mais les Philippines ne cessent de bourdonner dans ses oreilles. « En 2010, avec Chris, on repart là-bas, mais Thierry avait vendu son île. L’archipel de Palawan me parlait, j’étais connecté à mon rêve de nature. J’ai tout vendu. »
Pour le prix d’un studio à Noailles, il achète le confetti de Pangatalan et se lance à corps perdu dans le sauvetage de l’île. « La baie de Palawan était déjà une réserve de biosphère de l’Unesco. Je n’y connaissais rien, mais un biologiste marin m’a ouvert les yeux sur la biodiversité. Pendant deux ans, avec Chris, on a campé sur une plage au milieu des cobras, sans eau potable, ni électricité. On allait chercher l’eau dans les villages de la baie, on s’endormait avec la lune, on se réveillait avec les oiseaux ».
Replantant la mangrove et la forêt avec une centaine d’habitants interloqués des alentours, il restaure aussi les fonds marins, apprend à planter des coraux et bouture des colonies dans la baie avec une jeune biologiste marine venue de Marseille, Laure Thierry de Ville-d’Avray. Entre-temps, il a créé une fondation, « Sulubaai », du nom de la mer de Sulu qui baigne sa folie douce, et s’est mis à la recherche de financements. Un article paru dans une revue scientifique fait affluer les chercheurs. « La machine s’est alors emballée », sourit Fred.
Sur les quelque 300 récifs artificiels qu’il plante sur des fonds castagnés par la pêche à la dynamite, il lance sa « bataille du corail » et attrape des larves de poissons pour les faire grandir et prospérer. « Un poisson sauvé peut coloniser un kilomètre carré », précise celui qui a en déjà relâché plus de 1 400. Les idées se multiplient le soir sur la petite plage de Pangatalan, où il partage les trouvailles autour d’une bière avec les 26 jeunes scientifiques de son incubateur, le premier centre d’études à fonctionner en open source en Asie. La dernière consiste à créer des corridors sous-marins sur le modèle des ponts pour animaux qui enjambent les autoroutes. « Sous l’eau, on crée des habitats pour les poissons qui les colonisent et vont à chaque fois un peu plus loin. On rejoint ainsi deux aires marines ».
Une aire marine de 500 hectares
Pendant que le Fonds français pour l’environnement mondial, le conservatoire national des îles, basé à Aix, et des mécènes lui offrent moyens et labels, Fred réunit pêcheurs et villageois de la baie, les implique dans la création d’aires marines protégées. « Dans celle de Batas qui fait 138 hectares et sa voisine de 50 hectares, le nombre de poissons a doublé. Chacun a compris l’intérêt de protéger la nature. On peut faire bouger les choses en restant simple ».
Désormais invité des sommets mondiaux pour la protection des océans, il vise à faire inscrire au patrimoine mondial de l’Unesco une île karstique proche de la sienne, Pabellon, joyau au-dessus des flots turquoise. « On pourra créer des mouillages et des quotas touristiques pour la protéger, ainsi qu’une aire marine de 500 hectares ».
Pour y parvenir, il vient de recevoir l’appui financier de l’Agence française de développement et d’un grand groupe horloger suisse. Son visage s’illumine, comme s’il avait ouvert un nouveau monde, un peu magique et foisonnant. « On n’est que de passage, la nature m’a donné des galons. Moi, je n’ai plus un rond, mais je suis fier vis-à-vis de mon petit-fils ». On s’arrête un instant. En exagérant à peine, Marseillais que nous sommes, on donnait vingt ans à Fred Tardieu. Il en a soixante-dix.