Le conflit ukrainien a basculé d’une crise géopolitique à une bataille économique. Selon des documents confidentiels remis par l’administration Trump à ses homologues européens et révélés par le Wall Street Journal, Washington tente de redéfinir les relations occidentales avec Moscou. La nouvelle doctrine est celle de l’« interdépendance économique », une approche qui cherche non pas à punir, mais à intégrer l’économie russe en échange d’un cessez-le-feu.

Au cœur de cette discorde transatlantique se trouve le sort des quelque 200 milliards de dollars d’actifs de la banque centrale russe gelés, dont la majeure partie est détenue dans des institutions financières en Europe.

Capitalisme d’opportunité

L’équipe Trump a présenté un plan financier orienté vers l’opportunité de marché. Elle propose que des firmes d’investissement et financières américaines mettent la main sur ces fonds pour financer la reconstruction de l’Ukraine, un projet qui serait géré par les États-Unis. Des officiels américains ont insisté sur la capacité de l’expertise de la finance américaine pour faire fructifier ce capital. Selon leurs estimations, le pot initial de 200 milliards de dollars pourrait atteindre 800 milliards de dollars d’investissements sous gestion américaine. Washington irait même jusqu’à proposer de recevoir 50 % des profits réalisés sur une mise de départ de 100 milliards de dollars.

L’Europe s’oppose à cette manœuvre, la jugeant dangereuse pour la stabilité immédiate de Kiev. Les capitales européennes cherchent à utiliser ces mêmes fonds gelés comme garantie pour un prêt massif. L’objectif est de fournir à l’Ukraine les liquidités vitales pour acheter des armes et maintenir les opérations gouvernementales, alors que ses caisses s’épuisent. Pour l’Europe, l’approche américaine est un cadeau à Moscou. Les Européens craignent qu’elle ne donne à la Russie le répit économique nécessaire pour relancer son économie et se renforcer militairement, annulant de facto les efforts européens d’isolement économique. En clair, l’Europe privilégie le soutien militaire direct et la sécurité tandis que les États-Unis misent sur le rendement financier et le levier économique.

Restaurer les flux russes

La dimension la plus controversée du plan américain ne concerne pas l’Ukraine, mais la Russie elle-même. Les annexes détaillent des plans pour une réintégration économique de Moscou. Les entreprises américaines sont prêtes pour investir dans des secteurs russes stratégiques, allant de l’extraction de terres rares à des projets de forage pétrolier dans l’Arctique. Le plan propose également d’aider à restaurer les flux énergétiques de la Russie vers l’Europe occidentale. Ce point est un revirement radical par rapport à la politique européenne de sevrage du gaz et du pétrole russes en vigueur depuis 2022, qui visait justement à affamer le trésor de guerre du Kremlin et à réduire la dépendance stratégique européenne.

Pour les diplomates européens qui ont consulté ces documents, la comparaison s’impose : c’est une « Yalta économique », une tentative de récompenser l’agression et de remettre en question un demi-siècle de politique occidentale. L’opposition s’est manifestée publiquement : le chancelier allemand Friedrich Merz a exprimé son « scepticisme » face à ces propositions lors d’une réunion avec ses homologues français et britannique. Le Premier ministre polonais, Donald Tusk, a synthétisé l’inquiétude : « Nous savons qu’il ne s’agit pas de paix. Il s’agit de business. »

Le canal parallèle des hommes d’affaires

L’élaboration de cette nouvelle stratégie s’est faite en dehors des canaux diplomatiques traditionnels. Elle est le fruit de consultations directes entre l’envoyé spécial de Trump pour la Russie, Steve Witkoff, son gendre Jared Kushner, et Kirill Dmitriev, le chef du fonds souverain russe et négociateur de Vladimir Poutine. Ces hommes d’affaires, décrits comme travaillant « hors des lignes traditionnelles de la diplomatie », ont tenu des réunions, notamment dans l’opulente propriété de Witkoff à Miami Beach.

Dmitriev, un ancien de Goldman Sachs, a réussi à convaincre ses interlocuteurs que la Russie devait être vue non pas comme une menace militaire, mais comme un territoire d’opportunités. Il a même proposé que les industries spatiales rivales des deux pays, et SpaceX d’Elon Musk, s’associent pour une mission conjointe sur Mars. Ce « Make Money Not War » est la matérialisation de l’approche personnelle de Trump, qui estime que les frontières importent moins que les affaires. Même après des décennies de pressions américaines pour que l’Europe se désengage des matières premières russes, l’administration Trump, dans son second mandat anticipé, parie sur un modèle similaire, sans attendre de changement démocratique en Russie.

La ruée des investisseurs en coulisses

L’espoir d’un accord a déjà déclenché une course aux positions. Des hommes d’affaires proches de l’administration, y compris des donateurs de campagne de Trump, se sont positionnés pour profiter du dégel. Des représentants de milliardaires russes sanctionnés, dont Gennady Timchenko et les frères Rotenberg, ont discrètement rencontré des entreprises américaines pour explorer des accords d’extraction de terres rares et d’énergie dans l’Arctique.

Des géants comme Exxon Mobil ont tenu des discussions secrètes avec Rosneft pour un retour potentiel sur le projet gazier Sakhaline. D’autres, comme l’investisseur Stephen P. Lynch, ont intensifié leur lobbying pour obtenir une licence afin de racheter le gazoduc Nord Stream 2. Si la vision américaine prévaut, elle contournera alors les plans européens visant à isoler Moscou et à consolider l’aide de guerre à Kiev, modifiant en profondeur la carte économique du continent.