En fond sonore, on perçoit distinctement le crépitement des balles. «Dehors, il y a des affrontements, ça tire», confirme un père de famille, terré chez lui et contacté ce mercredi 10 décembre à Uvira, ville de plus d’un million d’habitants, située à l’est de la république démocratique du Congo (RDC). Dans la nuit de mardi à mercredi, les rebelles de l’AFC-M23 – qui depuis le début de l’année ont conquis une vaste partie des régions du Nord et Sud-Kivu – se sont également emparés d’Uvira, sur les bords du lac Tanganyika, à la frontière avec le Burundi. Officiellement, la ville a été conquise sans combat. Mais sur place, la situation est moins évidente.

Certes, depuis lundi, les forces gouvernementales, les Forces armées de la république démocratique du Congo (FARDC), et leurs supplétifs civils, baptisés wazalendo («les patriotes» en swahili) ont massivement quitté cette cité lacustre. Traversant en pagaille la frontière du Burundi voisin, dont la capitale, Bujumbura, se trouve juste en face sur l’autre rive du lac. Ou bien embarquant dans des bateaux surchargés, pour rejoindre plus au sud la ville congolaise de Kalemie.

Des milliers de civils ont emprunté la même route, fuyant devant l’avancée de ces rebelles, qui sont soutenus par «au moins 6 000 à 7 000 militaires rwandais», selon un récent rapport de l’ONU, venus de l’autre petit pays voisin. Lequel a dû lui aussi ouvrir ses frontières à plus d’un millier de réfugiés congolais, arrivés d’Uvira, depuis le début de la semaine. Dès mardi, les Etats-Unis et l’Union européenne ont exhorté le M23 et le Rwanda à arrêter cette offensive. Qui en est responsable ? Chaque camp se renvoie la responsabilité de la violation d’un cessez-le-feu, depuis longtemps illusoire.

Les combats avaient d’ailleurs déjà redoublé d’intensité ce 4 décembre lorsqu’un accord de paix a été signé à Washington, entre le Rwanda et la RDC, sous l’égide de Donald Trump, sans visiblement troubler cette cérémonie au cours de laquelle les protagonistes, les présidents rwandais et congolais, avaient du mal à cacher leur animosité réciproque.

La guerre s’impose donc à nouveau, marquée en réalité, depuis au moins trois semaines, par des bombardements féroces, précédant la prise d’Uvira. Sans oublier cette étonnante scène d’un hélicoptère de combat des forces gouvernementales abattu samedi, qui s’est échoué dans le lac Tanganyika avec à son bord des mercenaires blancs, dont l’un est décédé, ramené en pirogue sur la rive. En réalité, aucun camp ne croyait à la paix.

Désormais, cette région tourmentée offre une fois de plus l’image désolante de déplacements massifs de familles affublées de sacs, de paniers ou de matelas, jetées sur les routes, mêlées aux hommes en armes. Au moins 30 000 personnes auraient franchi la frontière avec le Burundi avant qu’elle ne soit fermée ce mercredi à la mi-journée. Parmi ceux qui fuient, il y avait aussi plusieurs milliers de militaires burundais, quittant subitement le théâtre des opérations. Ils auraient été près de 20 000 à combattre aux côtés des forces gouvernementales, toujours selon les derniers rapports de l’ONU. Uvira était le hub militaire de cette coalition, désormais en déroute, regroupant les FARDC, les wazalendos et l’armée burundaise.

Coincé dans un quartier populaire, notre père de famille, qui souhaite rester anonyme par crainte pour sa sécurité, n’a pas eu, lui, «les moyens financiers» pour fuir. Il assistant impuissant depuis chez lui aux affrontements entre les rebelles et les derniers irréductibles wazalendos qui ont refusé de fuir. Il n’a pas vraiment d’opinion sur ces rebelles, qu’il ne connaît pas.

«On verra bien. Mais est-ce que nous, la population d’Uvira, nous avons le choix de toute façon ?» s’interroge-t-il prudemment. En revanche, il est soulagé de voir la fin du règne des wazalendos en ville, qui avaient fini par prendre l’ascendant sur les FARDC. Ces derniers ont imposé «la terreur, à travers le racket des habitants, des arrestations arbitraires, et même des meurtres, toujours impunis», énumère cet homme. L’un de ses fils a été tué par les wazalendos en février. «Pour la simple raison que son physique ressemblait au stéréotype du Tutsi», murmure-t-il, en évoquant cette minorité ethnique souvent stigmatisée en RDC, après avoir été victime d’un génocide en 1994 au Rwanda.

Mais malgré l’exode des combattants, militaires comme civils, ces derniers jours, se débarrasser des wazalendos d’Uvira ne sera pas aisé. Bien plus que Goma ou Bukavu, capitales du Nord et du Sud-Kivu conquises par le M23 en janvier et février, Uvira est en effet une ville depuis longtemps militarisée. Et mobilisée.

«A Uvira, ce sont nos propres enfants qui ont rejoint massivement les rangs des wazalendos. Séduits par la perspective d’avoir une arme, et donc le pouvoir. Ce n’était pas le cas, aussi massivement, à Goma ou Bukavu», explique un autre résident. «On leur a lavé le cerveau dans cette ville qui fut le fief de tous les politiciens extrémistes. Depuis hier, ceux qui restent sur place ont repris leurs habits civils. Et qui va dénoncer un frère, un cousin, un fils ? Même s’ils peuvent être tentés de s’attaquer aux nouveaux maîtres de la ville, qui riposteront sans distinction sur ces pseudos civils, au risque de tuer aussi des innocents», s’inquiète-t-il.

La situation n’est guère plus réjouissante au Burundi voisin, soudain débordé par l’arrivée de ces flux de réfugiés. Des civils, mais aussi des hommes en armes, parfois encore animés de désirs de revanche. Alors même que la déroute des militaires burundais, dont plusieurs centaines ont été faits prisonniers, constitue «une humiliation nationale», constate un avocat des droits de l’homme burundais. Dans un pays qui a choisi de s’allier à Kinshasa, mais dont le régime autoritaire est en réalité affaibli par des clivages internes et une crise économique asphyxiante. En principe, les wazalendos qui ont fui au Burundi ont été désarmés à la frontière. «Mais que va-t-on faire de tous ces combattants qui ont débarqué dans le pays ? Alors que trouver une nouvelle arme au Burundi est très facile. C’est explosif», insiste notre interlocuteur.

«Contrairement à ce que proclament les autorités burundaises, nous n’avons aucune intention d’attaquer le Burundi», affirme de son côté Adam Chalwe Munkutu, cofondateur de l’Alliance fleuve Congo (AFC). Créée en décembre 2023 par des opposants au régime de Kinshasa, la coalition a aussitôt été associée au M23, mouvement rebelle plus ancien, en guerre contre le même régime depuis 2021. «Notre seul objectif c’est de chasser le président Félix Tshisekedi du pouvoir», assène-t-il encore.

Lui-même longtemps affilié au parti de l’ancien président Joseph Kabila, il assure que de nombreux opposants congolais rejoignent cette coalition entre les défenseurs de la minorité tutsie stigmatisée, fer de lance du M23, et l’AFC, composée d’opposants, mais aussi d’anciens alliés du président Tshisekedi. Le soutien du Rwanda ? «En quoi 7 000 militaires rwandais feraient-ils la différence ? Face à une coalition gouvernementale appuyée par 20 000 militaires burundais ? Depuis janvier, nous avons par ailleurs recruté et formé plus de 13 000 hommes, souvent issus des FARDC», balaye Chalwe Munkutu.

Lequel semble apparemment peu effrayé par les exhortations occidentales : «Nous ne sommes pas concernés par l’accord de paix, conclu à Washington où nous n’étions pas invités. Nous discutons en revanche depuis des mois à Doha au Qatar avec le gouvernement congolais sans obtenir aucune avancée. En avril, nous nous sommes retirés de la région de Walikale. Pour quel bénéfice ? Rien ! On discute, mais moi, je reste condamné à mort par contumace à Kinshasa, de même que notre coordinateur, Corneille Nangaa, dont 19 proches ont été emprisonnés», rappelle-t-il.

«Nous avons pris Uvira, après avoir observé la préparation d’une vaste offensive contre nous, à partir de cette ville et de renforts arrivés à l’aéroport de Bujumbura», ajoute Chalwe Munkutu. Curieusement à Kinshasa, plusieurs heures après la chute d’Uvira, les autorités niaient toujours et parlaient de propagande. Celle régulièrement désignée sous le nom de «poison rwandais». La reprise des négociations, prévue à Doha ce jeudi, a été annulée.