Migrants portant des gilets de sauvetage entassés sur un canot pneumatique en Méditerranée, secourus par une équipe humanitaire en mer.Capture d’écran

Par Giuseppe Gagliano, Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie) 

Le 25 novembre 2023, la junte militaire du Niger a abrogé d’un trait de plume la loi 36/2015 sur le trafic de migrants. Sur le papier, il s’agissait d’un texte technique, voulu par l’Union européenne pour bloquer les routes transsahariennes vers la Méditerranée. En réalité, c’était l’acte inaugural d’une stratégie délibérée : transformer la migration en instrument de pression géopolitique. 

Le timing parle de lui-même. Quelques jours après la condamnation du coup d’État par le Parlement européen et au même moment qu’une conférence contre les trafiquants présidée par la dirigeante de la Commission, Niamey a renversé la table. Le message est clair : si l’Europe utilise les sanctions et l’isolement, le Niger utilisera les migrants. Exactement comme Kadhafi l’avait fait avant d’être renversé.

Le Sahel comme second front de la confrontation russo-occidentale

Ce tournant ne tombe pas du ciel. Le Niger n’est qu’un élément d’un ensemble plus vaste qui commence avec l’invasion russe de l’Ukraine et s’étend jusqu’aux dunes du Sahara. Alors que les chars entraient dans le Donbass, un autre scénario se déployait en Afrique : l’expulsion progressive des forces occidentales et leur remplacement par des instructeurs et mercenaires liés à Moscou. Au Mali, au Burkina Faso puis au Niger, la présence de l’Africa Corps – héritier informel du groupe Wagner – suit pas à pas le retrait des Français et des Américains. Là où une base occidentale ferme, une base russe s’ouvre. Là où un drapeau européen est retiré, un accord de coopération militaire est signé en urgence.

Le lien avec le front ukrainien n’est pas seulement symbolique. Lorsque, dans la zone de Tinzaouatene, quatre-vingts combattants liés à Wagner sont tués par les rebelles touaregs, un porte-parole du renseignement militaire ukrainien revendique avoir fourni « des informations utiles, et pas seulement ». Le message est explicite : le Sahel devient lui aussi un théâtre de confrontation indirecte entre la Russie et l’Occident.

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Énergie, uranium et dépendance structurelle de l’Europe

Derrière le Niger, il n’y a pas que les caravanes de migrants, mais des tonnes d’uranium. Avant le coup d’État, Niamey couvrait à lui seul environ un quart des besoins européens en combustible nucléaire. Après le changement de régime et l’alignement progressif sur Moscou, les approvisionnements africains chutent brusquement. L’Europe tente de compenser en augmentant ses achats au Canada et en Australie, en recherchant des accords avec le Kazakhstan et l’Ouzbékistan. Mais la réalité demeure : l’Union importe quasiment tout l’uranium qu’elle consomme et a perdu un fournisseur proche, « politiquement malléable », tant que ses élites restaient liées à Paris et Bruxelles.

La fragilité n’est pas seulement énergétique, elle est géoéconomique. Une Europe qui veut se libérer de l’énergie russe découvre qu’elle s’attache les mains à des fournisseurs lointains, dans un contexte mondial de plus en plus compétitif. La perte du Niger n’est pas seulement une défaite politique : c’est un cadeau pour Moscou et Pékin, qui se présentent comme partenaires alternatifs aux régimes sahéliens, offrant protection militaire et investissements en échange d’un accès privilégié aux ressources stratégiques.

La migration comme levier hybride contre l’Union européenne

L’abrogation de la loi sur la migration relance les routes transsahariennes. Les flux ne se dirigent plus seulement vers la Libye et la Méditerranée centrale, mais se déplacent aussi vers l’Atlantique, avec un nombre record d’arrivées aux Canaries. Le message de la junte est transparent : si Bruxelles persiste avec les sanctions, les condamnations et la suspension de l’aide, Niamey pourra toujours « ouvrir les vannes ».

Ici, la guerre devient réellement hybride. Pas besoin de divisions blindées pour toucher l’Europe : il suffit d’envoyer des dizaines de milliers de désespérés vers ses frontières à un moment de tension politique, de crise économique et de fragilité sociale. Le coût pour la junte est minime, l’effet déstabilisant pour l’Union potentiellement immense. D’autant que la migration est déjà une fracture interne du débat européen, facile à exploiter par des gouvernements hostiles et des puissances rivales.

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Sécurité en chute libre : jihadisme, mercenaires et États au bord du gouffre

Pendant que se joue la partie géopolitique, la sécurité dans le Sahel s’effondre. Attaques jihadistes multipliées par trois en quelques années, dizaines de milliers de morts, groupes liés à al-Qaida et à l’État islamique élargissant leur zone d’action vers le sud, menaçant des pays jusqu’ici relativement stables comme le Bénin, le Togo et la Côte d’Ivoire. L’arrivée de l’Africa Corps n’améliore rien : les mercenaires s’intéressent à protéger le régime qui les paie, les sites miniers qui garantissent les profits, et peu de choses de plus. La lutte contre le terrorisme est proclamée, mais les chiffres disent le contraire.

Du point de vue stratégique, remplacer les missions occidentales par des contingents russes signifie perdre des capacités de renseignement, de formation structurée des armées locales, de contrôle de corridors cruciaux. L’Europe n’a pas seulement reculé : elle a cessé de voir.

Le modèle nigérien comme manuel opératoire

L’expérience du Niger montre qu’il existe désormais un schéma reproductible : campagne de désinformation contre les puissances occidentales, affaiblissement du gouvernement civil, coup d’État militaire, expulsion des forces européennes, accord de coopération avec la Russie, arrivée de mercenaires, utilisation d’outils asymétriques – migration, ressources, concessions minières – comme leviers de négociation ou de chantage.

Les signaux d’alerte sont connus : montée de la propagande prorusse, ouverture de centres culturels financés par Moscou, visites diplomatiques russes et chinoises, contrats d’armement avec des fournisseurs non occidentaux, retards dans les paiements aux entreprises européennes. Pourtant l’Union continue de réagir, jamais de prévenir.

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L’Italie, dernier pont fragile

Dans ce désert d’influence occidentale, une seule exception demeure : la mission italienne MISIN, forte de quelques centaines de militaires. Une présence modeste, mais suffisante pour maintenir un canal direct avec les forces nigériennes et la junte. C’est un atout politique et informationnel que Rome et Bruxelles pourraient utiliser pour négocier, médiatiser, construire des compromis réalistes.

D’un point de vue géoéconomique, le Plan Mattei n’a de sens que s’il se traduit en chantiers, infrastructures, formation, emplois. Au Sahel, on ne gagne pas avec des discours mais avec des hôpitaux, des routes, de l’énergie. Si l’Europe prétend concurrencer la Chine et la Russie sans offrir d’horizons concrets aux jeunes générations africaines, elle perdra la partie avant même de la jouer.

Ce que l’Europe risque réellement

L’arme migratoire du Niger n’est que la pointe émergée de l’iceberg. En dessous se trouve une redistribution du pouvoir mondial : perte de contrôle sur les routes et les ressources, dépendance énergétique déplacée mais non résolue, incapacité à parler d’une seule voix, réflexe des sanctions qui pousse les États vers Moscou et Pékin.

D’un côté, une Europe vulnérable sur les dossiers essentiels – énergie, sécurité, frontières. De l’autre, des régimes militaires qui ont compris combien il est facile d’exploiter les failles européennes, qu’il s’agisse de l’uranium ou des peurs migratoires.

Le Niger post-coup d’État n’est pas un problème lointain. C’est un miroir qui renvoie aux fragilités de l’Union. Si l’Europe ne transforme pas sa présence au Sahel en partenariat concret, si elle ne reconstruit pas ses capacités de renseignement et de prévention, la migration restera une arme entre les mains d’autrui. Et chaque crise dans le désert deviendra, inévitablement, une tempête politique sur les rives de la Méditerranée.

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gagliano