Il s’agissait de sport et non de cinéma, mais la manière dont la course était mise en scène en recourant au montage alterné avait quelque chose d’hitchcockien. Le 27 juillet dernier, avant sa traditionnelle arrivée sur les Champs-Élysées, la dernière étape du Tour de France investissait la butte Montmartre pour une boucle sinueuse que le peloton empruntait trois fois. Toutes les caméras étaient alors braquées sur un quartier victime de surtourisme parce qu’il est le plus pittoresque de Paris, mais aussi parce qu’il a été labelisé « instagramable » par des héroïnes de fiction prénommées Amélie et Emily.
Lorsque Jean-Pierre Jeunet dévoilait au printemps 2001 Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain, rien ne prédestinait ce « feel good movie » passéiste à devenir un film culte. Incarné par Audrey Tautou, le personnage-titre fréquentait notamment, à la rue Lepic, le Café des Deux Moulins. Le succès du film d’abord en France puis surtout dans le reste du monde lui offrira une publicité gigantesque, au grand dam des riverains. À mille lieues du « vrai » Paris, tel que montré dans le cinéma d’auteur, Jeunet usait et abusait des clichés, comme s’il voulait se placer dans l’héritage d’une tradition très américaine, dont la dernière incarnation est la série Emily in Paris.
Racontant l’adaptation à la vie parisienne d’une Américaine travaillant dans le marketing, cette production Netflix créée en 2020 par Darren Star est une machine à clichés puissance mille, entre bérets et croissants, symptomatique du regard qu’ont toujours porté les productions hollywoodiennes sur la capitale française. À Montmartre, Emily fréquente la Maison Rose et organise un shooting à la rue de l’Abreuvoir. Dans l’imaginaire collectif, elle a détrôné Amélie.
Si on présente souvent Paris comme une ville-musée, on pourrait également aisément la qualifier de ville-cinéma. Sujet à partir de 1896 de petites bandes tournées par des opérateurs au service des frères Lumière, elle a été également filmée, à partir de l’Exposition universelle de 1900, par des Américains employés, eux, par la société de Thomas Edison. Depuis, le cinéma hollywoodien n’aura de cesse de faire de Paris son obscur objet de désir cinématographique. En 1923 déjà, un Charlie Chaplin décidant d’amorcer un tournant artistique y situait l’action de L’Opinion publique, le deuxième de ses onze longs métrages, l’histoire très balzacienne d’une provinciale transformée par la vie mondaine.
Cinéaste allemand exilé aux États-Unis, Ernst Lubitsch fera de Paris le cadre d’une dizaine de ses productions américaines, à commencer par son premier film parlant, Parade d’amour, avec un Maurice Chevalier venu lui aussi tenter sa chance outre-Atlantique. Ses chefs-d’œuvre Sérénade à trois (1933) et La Veuve joyeuse (1934) se déroulent eux aussi à Paris… où il ne tournera pas un seul plan ! Pour Lubtisch, la Ville Lumière n’est pas à proprement parler un décor, mais plutôt un état d’esprit, un endroit où on l’on vit librement ses amours, loin du puritanisme américain.

Gene Kelly et Leslie Caron dans Un Américain à Paris (1951), le légendaire « Paris movie » que Vincente Minnelli a tourné entièrement en studio, et dont le musical de Christopher Wheeldon reprend la trame en la modifiant. — © Getty Images
Figurant probablement dans le top 5 des plus célèbres « Paris movies », Un Américain à Paris (1951) a de même été réalisé en studio. Vincente Minnelli y intégrera par contre quelques plans filmés à Paris par une seconde équipe afin de montrer quelques monuments célèbres en mode carte postale. Pour John Huston (Moulin Rouge, 1952), Stanley Donen (Drôle de frimousse, 1957) ou Billy Wilder (Irma la douce, 1963), Paris est une fête, une ville où tout est musique, champagne et bonne humeur. Dans Drôle de frimousse, Fred Astaire, Audrey Hepburn et Kay Thompson chantent en haut de la Tour Eiffel, forcément.

Pour beaucoup de cinéastes hollywoodiens, tels Billy Wilder dans Irma la douce avec Shirley McLaine, Paris est une ville où tout est champagne et bonne humeur.
— © UNITED ARTISTS / Courtesy Album
Le cinéma est une machine à fabriquer puis reproduire des clichés. Lorsque Woody Allen se résout à quitter New York, il filme dans Tout le monde dit I love you (1996) une chambre avec vue sur le Sacré-Cœur. Puis dans Minuit à Paris (2011), il projette son héros – après une balade nocturne et romantique au bord de la Seine – dans une autre dimension temporelle, au cœur d’une fête organisée dans les années 1920 par Cocteau. Et la gastronomie dans tout ça? C’est dans un Paris stylisé sous influence Amélie Poulain que les studios Pixar situaient en 2007 l’intrigue de Ratatouille, récit d’élévation sociale dans lequel un rat, normalement condamné aux égoûts, devient un grand chef.
Le cinéma est une machine à fabriquer puis reproduire des clichés
Même lorsque la ville sert de décor à des films d’action, impossible là encore d’échapper aux stéréotypes et surtout à la Tour Eiffel, présente aussi bien dans Dangereusement vôtre (John Glen, 1985) que Mission: Impossible – Fallout (Christopher McQuarrie, 2018). Mais la palme du cliché revient à Nancy Meyers, qui dans Tout peut arriver (2003) montre un séducteur invétéré incarné par Jack Nicholson prendre conscience que l’amour vrai est possible lorsqu’il entend La Vie en rose de Piaf interprété au cœur de la nuit, près du Pont-Neuf, par un accordéoniste.

Même dans les films d’action (comme ici Mission: Impossible), Hollywwod utilise Paris comme une carte postale.
— © IMAGO / ZUMA Press
Titulaire d’un master en Histoire et esthétique du cinéma, Stéphane Gobbo a travaillé pour les revues spécialisées FILM et Cinébulletin, avant de poursuivre sa carrière au sein des rédactions de La Liberté puis de L’Hebdo. Il est depuis 2015 chef de la rubrique Culture du quotidien Le Temps.
Un Américain à Paris
du 13 décembre au 31 décembre 2025
gtg.ch/saison-25-26/un-americain-a-paris