Dans le foyer du collège Belle-de-Mai (3e), un bouquet de fleurs et deux photos d’un même garçon flanqué d’un sweat fluo un peu large. Un visage d’enfant, des cheveux bouclés, des traits fins et un sourire franc qui gonfle des pommettes surplombées par des yeux rieurs. « Un bébé », disent les profs.
Fixer l’image plus de trois secondes bouleverse, « arrache le cœur ». Cette photo est celle d’Abderrahim. Il venait de fêter ses 15 ans, avait fait sa rentrée de septembre en classe de 3e dans l’établissement. Il n’avait pas d’antécédents judiciaire. Vendredi 28 novembre, au petit matin, sa dépouille calcinée était retrouvée aux Arnavaux (14e).
Il rejoint le décompte des victimes anonymes des règlements de comptes, la liste des quartiers et les numéros d’arrondissement, théâtre de fusillades. Les jeunes Marseillais morts « sur fond de trafic de drogue » dont on ne connaît rien. Depuis 2012, « la ville a perdu plus de 350 Marseillais, comptait Samia Ghali, maire adjointe (DVG), après l’assassinat de Mehdi Kessaci. L’équivalent du nombre d’élèves d’une école entière. »
« Il n’a pas de problème, ne fait pas de bêtise »
Dans son école, son quartier, dans sa famille, Abderrahim n’était pas un anonyme. Ceux qui le pleurent non plus. À peine rentré d’Algérie, où son garçon est désormais inhumé, Lyes peine à parler de son fils au passé. « C’est un petit, qui n’a pas de problème, qui ne fait pas de bêtise, livre-t-il, en cherchant encore à comprendre ce qu’il s’est passé. On le suit depuis toujours. Sa mère le dépose à l’école le matin et je vais le récupérer le soir. Je travaille pour qu’il ne manque de rien… Il n’est pas scolaire mais n’a jamais causé de souci. »
Lyes a repris son travail de chauffeur VTC et doit « tenir » pour les deux frères et la sœur d’Abderrahim. Tenir aussi pour sa mère à laquelle il a un temps fallu cacher les circonstances du drame.
Le bref portrait dressé par le père n’est pas empreint de déni. Il est fidèle à celui brossé par les professeurs et les élèves du collège Belle-de-Mai. Si Abderrahim avait déménagé aux Micocouliers (14e) et intégré le microcollège d’Alexandre-Dumas (14e) il y a quelques semaines, c’est ici que l’adolescent gardait ses plus solides attaches. Ici aussi que « le choc » a été le plus immense. Le lundi qui a suivi le décès d’Abderrahim, après un week-end durant lequel des vidéos de l’horreur ont circulé sur les réseaux sociaux, la cellule psychologique mise en place par le rectorat a accueilli plus de 60 élèves. « Je n’arrive toujours pas à y croire. Aujourd’hui encore, pour moi, il n’est pas mort, dit Youssef, 15 ans, qui a passé trois jours auprès de la famille « d’Abdé ». C’était un garçon drôle, très sociable. Très généreux aussi, il partageait tout. Tout le monde l’aimait. Il n’a jamais parlé de trafic. Il n’était pas dans ça. »
« Je n’arrive pas à me dire qu’il n’est plus là »
Certains gardent un selfie d’Abderrahim en fond d’écran sur leur téléphone. D’autres conservent « les beaux dessins qu’il avait griffonnés sur (leur) cahier pendant le cours d’allemand ». Yanis et Phaël se souviennent des jeux d’enfants dans la cour, « des batailles avec des pistolets à eau en 5e » ou « des fringues qu’on se prêtait pour avoir l’air frais ». « Il aimait le foot, les scooters, il courait vite… Et il faisait des blagues tout le temps, sur les profs ou sur ses collègues mais c’était jamais méchant, raconte Phaël, lié d’amitié avec Abderrahim depuis la 5e. J’ai le cœur brisé. Il ne m’a jamais parlé de trafic… C’était une bonne personne, il était content de son microcollège. Il avait des projets : un après-midi, on s’était retrouvé pour chercher un stage. Il avait trouvé une place dans un garage moto vers le Prado. Il était trop content de faire de la mécanique. Je n’arrive pas à me dire qu’il n’est plus là. Je ne suis pas en colère, je suis juste très triste. »
Dans un quartier pourtant rompu à la violence, la mort d’un garçon de 15 ans frappe les esprits. Repousse encore les limites. « Quoiqu’il ait fait, c’est une victime collatérale de ce qu’il se passe dans cette partie de la ville, dit un père de famille. Un enfant est toujours une victime. »
Car Abderrahim était « avant tout un enfant, comme les autres, dit Kerem Aouni, son ancien prof de technologie. Il avait surtout besoin d’attention. Si on passait du temps avec lui, il était capable de se mettre au travail. »
« Vous allez être fier de moi »
Une attention que lui avait largement accordée l’un des professeurs de maths les plus exigeants de l’établissement. « Son apparente distraction à la rentrée pouvait laisser croire qu’il n’avait pas d’appétence pour les apprentissages. Mais il avait simplement besoin d’être soutenu. Je ne l’ai pas lâché, avec de premières réussites, il était même demandeur d’explications et de clés de compréhension, se souvient Kamel Rahmani, la gorge serrée. Lors de la dernière évaluation que je lui ai proposée, il s’est accroché et m’a dit en me rendant sa copie : « Vous allez être fier de moi. » Je n’avais pas besoin de sa copie pour ça, je savais qu’il avait fait de son mieux. Malgré tout ce qui est dit ou écrit sur lui aujourd’hui, c’est l’image que je vais conserver de lui. Quand il a quitté la Belle-de-Mai il y a quelques semaines pour intégrer son microcollège, il est venu me dire au revoir et m’a serré la main. J’espérais le recroiser dans le quartier et je lui ai dit que ma porte lui serait toujours ouverte. »