PORTRAIT – Révélé par « Emily in Paris », le comédien de 36 ans s’affranchit du rôle de chef séducteur pour explorer différentes masculinités. Et se reconnaît, en particulier, dans son dernier rôle dans la série « Les Saisons » sur Arte.
Un jeudi, dans la grisaille de décembre. Il est midi, Paris déjeune. Le comédien Lucas Bravo – pull moelleux vert sapin, chaussettes retroussées – reçoit chez lui, dans son salon aux touches boisées et aux effluves d’encens, et offre avec simplicité un thé au miel.
En lui, beaucoup verraient simplement Gabriel d’Emily in Paris, chef cuisinier, gentil garçon mais amant indécis de l’extravagante Américaine – un personnage de boy next door qui a fait exploser sa popularité. Mais en cette fin d’année, Lucas Bravo est aussi à l’affiche de Merteuil, série HBO revisitant Les Liaisons dangereuses et dans laquelle il interprète le nauséabond Comte de Gercourt. Et surtout des Saisons, superbe série d’auteur aux accents rohmeriens, créée par Hélène Duchateau et réalisée de Nicolas Maury pour Arte, à voir depuis le 11 décembre sur arte.tv.
L’intrigue suit un triangle amical et amoureux sur trois décennies aux Sables d’Olonnes. Lucas Bravo incarne Alexandre, un homme englué entre sa compagne Camille et son meilleur ami d’enfance Martin. « Un médecin droit dans ses bottes, élevé dans les règles, qui ne comprend pas pourquoi l’amour lui échappe, pourquoi, malgré tous ses efforts, les sentiments ne vont pas dans sa direction », résume-t-il.
Le trentenaire se reconnaît immédiatement dans cet homme doux et vulnérable, « qui n’a pas peur d’être brisé et de s’abandonner à son échec ». « Je l’avais en moi cette mélancolie, ces déceptions, ces trahisons », énonce-t-il, au détour d’une phrase.
« Je m’effondrais totalement »
Sous la direction de Nicolas Maury (dont la délicatesse de Garçon chiffon transparaît dans Les Saisons), Lucas Bravo se transfigure dans cette amitié et cet amour qui, inévitablement, se délitent. Et dévoile une fragilité que ses précédents rôles n’ont su révéler. En particulier lorsque son personnage Alexandre voit sa compagne prendre la mer avec un autre que lui. De son regard acier, rivé vers la fenêtre, il ne peut retenir ses larmes – dépassé par cette soudaine solitude.
« Je m’effondrais totalement, se souvient-il. Nicolas me prenait dans les bras à chaque prise, en me répétant: ‘C’est important de montrer des hommes comme ça, des hommes qu’on voit peu à l’écran’. C’est ce qu’on recherchait: un homme qui ne va pas s’enfermer dans la violence pour confronter son ami d’enfance, mais qui va accepter cette situation, accepter qu’il a perdu. »
Rarement s’est-il autant retrouvé dans un personnage – loin des carcans de séduction et de masculinité qui lui sont d’ordinaire associés. « Je me suis longtemps senti plus féminisé que masculinisé », confie-t-il. Adolescent, il raconte n’avoir « que des amies filles », plus intéressé par « leur conversation, leur profondeur » que par « le côté parfois démonstratif, stupide et puéril des garçons. »
Aujourd’hui encore, il espère incarner un autre modèle d’homme – plus sensible et conscient – et porte des causes qui lui sont chères. Entre autres, la protection des fonds marins ou la lutte contre le réchauffement climatique – lui qui est vegan depuis des années.
« La masculinité a souvent été associée à de la brutalité. Mais la masculinité qui prend son essor de la féminité est intelligente, ancrée, sensible et vulnérable. Cette masculinité-là n’a pas peur d’aller dans ce qui est intéressant, elle n’a pas peur d’aller dans le vrai, dans la réalité. C’est pas des masques, c’est pas des faux-semblants. »
Des masques, Lucas Bravo en a porté toute son enfance. Ballotté à travers l’Europe, au gré des déplacements de son père – le célèbre footballeur international Daniel Bravo -, le garçon se sent partout « déraciné ». « Partout où j’allais, je voulais vite avoir un sentiment d’appartenance. J’avais un besoin de validation, d’amour et d’acceptation, reconnaît-il. J’identifiais les groupes et je m’y fondais comme une pièce de puzzle. Mais, je ne savais pas vraiment qui j’étais. » C’est en commençant le théâtre qu’il se retrouve, « commence à se comprendre et arrête d’avoir toujours le sentiment de mentir ».
À 17 ans, coincé dans une licence de droit à Nanterre – « je pensais que les plaidoiries, c’est ce qui se rapprochait le plus du cinéma » – il s’envole pour les États-Unis avec un copain avant d’y rester pendant trois ans. Il apprend la langue et la culture, mange des tacos pour un dollar, en essayant de réaliser le rêve qu’il s’était promis à l’âge de dix ans en voyant Danse avec les loups – devenir comédien.
Mais, les opportunités sont maigres – quelques apparitions dans Sous le soleil de Saint-Tropez en 2013, La Crème de la crème de Kim Chapiron en 2014, Plus belle la vie en 2016. Lucas enchaîne les petits boulots jusqu’à la trentaine. « Comédien, c’est le seul métier où les gens vous demandent votre CV en soirée. Et quand je disais que j’avais fait une pub Fortuneo ou qu’on me voyait deux minutes dans La Crème de la crème de Kim Chapiron. On me répondait: ‘Ah oui, d’accord, bon, t’es plutôt serveur quoi.' »
Son amour pour Wim Wenders
Quand Emily in Paris arrive – après cinq tours de casting – le comédien n’en revient pas. « Au départ, on m’a refusé le rôle, alors je suis parti faire le GR20 en Corse. Puis on m’a rappelé. Cinq jours plus tard, j’étais sur le plateau complètement déboussolé. » Lui qui se voyait « acteur de boulevard avec des petites pièces de théâtre » est soudainement reconnu dans la rue. Le quotidien de celui qui préfère cultiver l’art de la discrétion en est bouleversé.
« Il m’a fallu cinq ans pour comprendre ce qui m’arrivait. Désormais, je suis toujours content de prendre cinq minutes et de discuter un peu avec eux, de voir à quel point ils sont attachés à la série. »
De ce personnage, le comédien en parle désormais de manière apaisée. Lui qui avait, jusqu’à il y a peu, la crainte de n’être l’acteur que d’un seul rôle. « Je me disais: ‘Mon Dieu, ça va me suivre toute ma vie’, médite-t-il. Aujourd’hui, je sais que ce sera le cas – parce que la série a été un phénomène pop culture – et je suis reconnaissant de tout ce qu’elle m’a apporté dans ma carrière. »
En particulier, des seconds rôles très en vue – comme dans Ticket to Paradise (2022) aux côtés de George Clooney et Julia Roberts ou Les Femmes au balcon (2024) de Noémie Merlant. Et le premier rôle de Libre (2024), de Mélanie Laurent dans lequel il incarne Bruno Sulak, un gentleman cambrioleur des temps modernes.
La suite s’écrit au fil des castings et des propositions. Lucas Bravo adorerait jouer pour Wim Wenders depuis qu’il a vu le très beau Perfect Days, sur un agent de nettoyage à Tokyo en quête de beauté au quotidien. « Au moment où la société est dans une espèce d’urgence de TikTok, de contenus ultra-stimulant de 10 secondes, de fast food intellectuel, Wim Wenders, lui, réalise un film au ralenti sur un mec qui contemple le temps qui passe. J’ai trouvé ça génial. »
Lui a supprimé Instagram de son téléphone. Essaye d’avoir « les pieds dans la terre » dès qu’il le peut, quand il se lasse de « sa petite jungle » – soit la dizaine de plantes qu’il possède dans son appartement. La vie est ailleurs, et il le sait. « Je réfléchis à louer cet appartement pour faire le tour du monde », lance-t-il. Et visiter, peut-être, le Japon de Wim Wenders. Loin de la capitale carte postale qui a fait sa renommée.