Devant sa télévision, ce 18 novembre 2025, Suzanne Fritz, « 84 ans et demi », manque de s’étrangler : en plein congrès des maires, le chef d’état-major des armées, Fabien Mandon, vient de déclarer que la France devait « accepter de perdre ses enfants » dans une possible guerre face à la menace russe.
« J’ai six enfants, douze petits-enfants, qu’ils puissent vivre ce que j’ai vécu, les perdre, je le refuse de toutes mes forces », s’enflamme cette petite femme aux yeux doux. « Tout va si vite, il y a quelques mois encore, qui aurait imaginé entendre ces paroles ?, soupire, interloqué lui aussi, Gérard Agresti, 73 ans. N’est-on pas en train de conditionner nos esprits à la guerre ? »
Ces Marseillais (ici avec leur avocat, Me Luongo) ont connu la guerre et la racontent aux générations suivantes. / Photo Noa Thévenin
« Je suis si en colère », gronde à l’unisson Claude Arovas, 84 ans, quand Antoine Mignemi, 87 ans, le martèlera jusqu’à son dernier souffle : « Les guerres ne sont pas une fatalité, mais un peuple qui oublie son passé est condamné à le revivre. »
Avec leurs cheveux blancs, leurs pas moins assurés, les rides qui creusent leurs beaux visages, Suzanne, Gérard, Claude et Antoine n’en sont pas moins, eux aussi, des combattants.
À tout le moins, des sentinelles : la guerre qu’ils mènent se mène donc sans fusil ni drone, elle est tissée de mots et de rencontres. Tous les quatre font partie, comme 160 autres personnes, du Collectif Saint-Jean 24 janvier 1943, qui œuvre depuis six ans pour le souvenir de cette journée funeste. Ce sont des passeurs de mémoire.
« Au moins, ils sont morts vite… »
Entre le 22 et le 24 janvier 1943, à Marseille, la police française de Vichy et l’occupant nazi multiplient les arrestations autour du Vieux-Port, vidant, le dernier jour, le vieux quartier Saint-Jean de ses habitants : Juifs, immigrés, résistants, pauvres gens.
Ces ruelles, ces immeubles serrés les uns contre les autres, c’était le paysage des parents de Gérard (9, rue du Radeau), d’Antoine (66, rue Saint-Laurent), Claude (4, rue de la Rose) et Suzanne (9, rue Château Joli). Si ces adresses ne vous disent rien, c’est normal : dans le cadre de l’Opération Sultan, 1 500 immeubles furent rasés, en l’absence de leurs 20 000 habitants évacués.
12 000 personnes seront ensuite emmenées par wagons à bestiaux dans un casernement insalubre de Fréjus ; 800 hommes seront, comme le père de Gérard, déportés à Sachsenhausen, près de Berlin où 84 000 prisonniers, contraints au travail forcé, décéderont.
D’autres, comme les parents de Claude, Juifs venus de Grèce et de Turquie, seront conduits à Drancy, puis déportés à Sobibor et Auschwitz : « Avec mon frère et ma sœur, la seule chose qui nous faisait un petit peu de bien, c’est de savoir, grâce aux recherches des Klarsfeld (Serge et Beate), qu’ils sont morts sept jours après leur arrivée. Au moins, ils n’auront pas eu le temps d’être trop torturés… »
Les trois enfants et leur grand-mère, quant à eux, ne devront leur salut qu’au fait d’avoir été cachés à l’est de Marseille, dans le quartier d’Éoures. « Ensuite, nous avons été recueillis par la comtesse Pastré, qui avait mis son château à disposition pour une trentaine de gosses », raconte l’octogénaire. La mère de Suzanne, Alice, dite « Lilou », ouvreuse de cinéma et résistante, mourra à la fin de la guerre d’une pneumonie mal soignée.
« On se disait : on est vivants, au moins, rapporte Antoine. Mais on était si malheureux et pauvres, on avait l’impression que le ciel nous était tombé sur la tête. » 82 ans plus tard, les yeux du vieux monsieur se voilent encore : « Cette tragédie, on vit toute sa vie avec. »
« Plus jamais ça, ce n’est pas une promesse mais un espoir »
Que faire de ce passé qui n’avait jamais été ni commémoré, ni officiellement raconté à Marseille ? Longtemps, rien qu’une boule dans la gorge.
« Autour de moi, les gens mourraient, je me disais c’est fichu, bientôt il n’y aura plus personne pour se souvenir », murmure Suzanne. Le père de Gérard avait bien écrit sa déportation « pour ses petits-enfants », mais il aura fallu qu’un avocat marseillais, Me Pascal Luongo, dépose plainte contre X pour « crime contre l’humanité » (1) en janvier 2019, et au nom de quatre survivants et quatre descendants de la rafle, pour enfin soulever la chape de plomb de l’Histoire.
Poser, huit décennies plus tard, les justes mots sur les faits : « Il a fallu tout ce temps pour comprendre que ce que nous avions vécu n’était pas une évacuation mais une rafle. »
En mars 2022, une Marseillaise aujourd’hui décédée, Rose-Marie Commentale, avait témoigné en Allemagne lors du procès du gardien nazi de Sachsenhausen, le camp où son père avait trouvé la mort. Ce lundi, Gérard, Suzanne, Antoine et Claude seront à l’ambassade de France de Berlin, invités à y raconter leur histoire, dans le cadre des commémorations du 80e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Alors que partout reviennent le fascisme et le fracas de la guerre, témoigner est pour ces survivants, au soir de leur vie, « un devoir » au goût de l’urgence. Aux élèves qu’ils rencontrent chaque année, Antoine Mignemi, l’ancien petit garçon de Saint-Jean, le répète inlassablement : « Plus jamais ça, ce n’est pas une promesse, juste un espoir. »
(1) L’enquête ouverte par l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité les génocides et les crimes de guerre (OCLCH), est sur le point d’aboutir.