(Pethes et Turin) Dans l’ancienne carrière inondée, plus de 130 000 panneaux solaires flottent, réunis en six grands îlots. La plus grande centrale du genre sur le continent.

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5 h 00

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« Avec le vent, l’îlot se déplace. Il peut y avoir des petites vagues », explique l’ingénieur Lionel Daras en prenant soin de ne pas perdre pied, gilet de sauvetage sur le dos. « On bouge un peu. » La structure de plastique tangue sous ses pas, mais tient bon.

Les ambitions climatiques de l’Europe font de même : alors que d’autres régions du monde laissent leur plan couler à pic, le Vieux Continent résiste et navigue vers ses objectifs de transition énergétique.

Les îlots Blandin – c’est le nom de la centrale – ont été inaugurés plus tôt cette année dans le nord-est de la France et contribuent à ce mouvement. Réutilisation d’un ancien site industriel, pas de voisins immédiats, impact limité sur la faune : « C’est une centrale assez emblématique », explique M. Daras, qui gère les cinq installations françaises de Velto Renewables. L’entreprise espagnole appartient à La Caisse, au Québec. « Donc on travaille pour votre retraite ! », lance l’ingénieur en souriant.

PHOTO PHILIPPE TEISCEIRA-LESSARD, COLLABORATION SPÉCIALE

L’ingénieur Lionel Daras, qui gère les cinq installations françaises de Velto Renewables, sur le site des îlots Blandin

La construction d’une centrale flottante suppose évidemment des coûts plus importants qu’une construction standard, mais le terrain coûte beaucoup moins cher. « Au final, c’est compétitif », indique Lionel Daras. En plus, « l’eau a tendance à rafraîchir les panneaux et la chaleur est l’ennemie de la production électrique ».

La part du solaire et de l’éolien dans la production électrique est en croissance fulgurante en Europe : leur part combinée a plus que doublé en 10 ans, pour dépasser les 28 %.

En ajoutant l’hydroélectricité et le nucléaire – qui inquiète certains écologistes, mais qui ne produit pas de gaz à effet de serre –, la place laissée aux énergies fossiles recule de façon importante. Un impératif, à l’heure où la Russie, important fournisseur de gaz, se pose en ennemi public.

Résultat : l’Europe se dit en bonne voie d’atteindre son objectif de réduire de 55 % ses émissions de gaz à effet de serre par rapport à 1990, un objectif qui découle de l’Accord de Paris. « Les énergies renouvelables deviennent la principale source d’électricité dans l’UE et nous réduisons notre consommation finale d’énergie, se félicitait le commissaire à l’énergie de l’Union, Dan Jørgensen, dans un communiqué. Nous parviendrons à la décarbonation. »

PHOTO PHILIPPE TEISCEIRA-LESSARD, COLLABORATION SPÉCIALE

Velto Renewables est une entreprise espagnole qui appartient à La Caisse, au Québec.

Pendant ce temps à Washington, Donald Trump a déchiré l’entente et, à Ottawa, le ministre démissionnaire Steven Guilbeault juge que ce n’est dorénavant « pas possible » pour le Canada de respecter son échéancier avec les reculs récents du gouvernement Carney. À Québec, le gouvernement envisage aussi de diminuer ses cibles de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

« Une volonté politique qui est très marquée »

Pour les experts, cette résolution européenne apparemment inébranlable s’explique de différentes manières. La nécessité de se distancier du gaz russe figure tout en haut de cette liste, bien sûr, mais pas seulement.

« En Europe, il y a une volonté politique qui est très marquée », explique l’économiste et ingénieur Mohamed Es-Sbai, du laboratoire d’idées Confrontations Europe, en entrevue téléphonique avec La Presse. « II y a une prise de conscience [de la population] qui fait qu’il y a une pression sur les dirigeants », il y a « moins de scepticisme sur l’ampleur du changement climatique » qu’aux États-Unis par exemple, continue-t-il.

Pour lui, il ne faut pas non plus négliger le rôle de l’image verte de l’Europe dans le monde, qui peut pousser les dirigeants à tenir le gouvernail d’une poigne plus ferme dans les tempêtes.

« En Europe, la technocratie résiste, les autorités administratives restent importantes et l’expression populaire ne s’est pas encore manifestée dans des programmes politiques anti-transition énergétique. Même si la tendance n’est pas loin », juge pour sa part Xavier Arnauld de Sartre, expert de la transition énergétique et chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), en France. Le système politique de l’Union européenne joue aussi son rôle.

La démocratie européenne est moins directe, donc moins fragile. Moins dépendante de contrecoups politiques.

Xavier Arnauld de Sartre, expert de la transition énergétique et chercheur au CNRS

PHOTO ZAKARIA ABDELKAFI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESE

Manifestation des gilets jaunes à Paris, en décembre 2018. Les militants dénonçaient notamment la hausse du prix de l’essence, gonflé par la taxe sur le carbone.

L’épisode des gilets jaunes, une vague de contestation déclenchée en 2018 par l’instauration d’une taxe carbone sur la vente de carburant en France, a instillé « une peur panique » à la classe politique quant aux nouvelles mesures impactant directement le portefeuille des citoyens, assure-t-il. Mais les engagements pris à « l’échelle européenne ne sont pas si facile à déchirer », ce qui limite les reculs politiques. « Ça limite la capacité des États à s’abstraire des réglementations européennes. »

« C’est vrai que l’Europe, c’est le bon élève dans le monde », reconnaît Alain Beltran, historien de l’énergie, lui aussi au CNRS. « C’est un continent qui a de bons résultats. »

Il apporte néanmoins deux nuances. Premièrement, les réductions d’émissions de gaz à effet de serre seront « de plus en plus difficiles à obtenir, parce que les économies faciles, on les a déjà faites ».

Deuxièmement, toutes les réductions d’émissions de gaz à effet de serre en Europe ne sont pas nécessairement synonymes des bonnes nouvelles. Une partie de cette baisse s’explique par le départ d’industries lourdes, notamment vers des pays en voie de développement qui n’appliquent pas les mêmes normes environnementales.

« La France, par exemple, est un pays qui s’est très largement désindustrialisé », améliorant d’autant sa performance environnementale, puisqu’une économie axée sur les services « consomme peu d’énergie par rapport à de la sidérurgie, de la métallurgie et autres ».

L’industrie automobile « a un vrai enjeu »

La transition énergétique de l’Europe progresse plus rapidement qu’ailleurs, mais elle continue de susciter des tensions et de forcer des arbitrages.

PHOTO DANIELE MASCOLO, ARCHIVES REUTERS

La production de la nouvelle Fiat 500 hybride à l’usine Mirafiori, à Turin

Boulevard Giovanni-Agnelli, dans la ville de Turin, en Italie : l’immense usine Fiat Mirafiori et son terrain s’étendent sur 2 km⁠2, soit l’équivalent de près de 300 terrains de soccer. Au plus fort de son activité, dans les années 1970, jusqu’à 50 000 ouvriers y travaillaient, produisant plusieurs centaines de véhicules par jour.

Mais les dernières années ont été beaucoup plus difficiles. L’usine Mirafiori s’est vue confier la construction des Fiat 500 électriques, un modèle qui s’est cassé la figure face à une concurrence asiatique beaucoup moins chère. Des milliers d’employés ont vécu en ballottage, faisant des allers-retours entre l’usine et le chômage au gré des arrêts de production.

C’est le triste destin auquel pourrait faire face une large part de l’industrie automobile européenne si l’Union s’entête à maintenir son objectif d’interdire la vente de véhicules à essence d’ici 2035, selon l’industrie. La Chine a pris une telle avance dans le secteur qu’un virage à si courte échéance représente, à leur avis, un grave danger.

« On a tout fait pour que ça fonctionne, mais chemin faisant, on s’est rendu compte que les acheteurs n’étaient pas là », assure Christophe Aufrere, directeur général de Plateforme automobile, le lobby qui représente l’industrie du côté français des Alpes.

On a un vrai enjeu pour conserver cette industrie et les gens qui y travaillent. On était 500 000 il y a 20 ans et on se dit que si on ne fait rien, on va descendre à 250 000 ou 260 000 [emplois] d’ici 2035.

Christophe Aufrere, directeur général de Plateforme automobile

Le groupe et l’ensemble de l’industrie automobile européenne demandent aux gouvernements européens de rendre plus flexible l’échéance de 2035. Le chancelier allemand Friedrich Merz – dont le pays compte près de 800 000 travailleurs de l’automobile – s’est déjà engagé à leurs côtés. Giorgia Meloni aussi : Mirafiori a d’ailleurs lancé fin novembre sa production de la nouvelle Fiat 500 hybride, une technologie dont l’Italie espère faire autoriser la vente au-delà de 2035.

Pas si vite, répondent les écologistes. L’échéance de 2035 pour la fin des véhicules à essence « est importante pour la transition climatique, mais aussi pour le futur de l’industrie et des emplois en Europe », fait valoir Nicolas Raffin, de l’ONG Transport et Environnement France.

À son avis, l’industrie européenne doit absolument prendre le tournant électrique si elle espère mettre un frein à sa décroissance et recommencer à conquérir des marchés. Et l’État doit la protéger avec des barrières commerciales en attendant.

« Les constructeurs automobiles européens sont au milieu du gué : d’un côté, ils savent très bien que la technologie dominante du futur, c’est l’électrique. […] Et en même temps, il y a cette pression du court terme de dégager le plus de bénéfices possible », analyse-t-il.

C’est vraiment aux dirigeants européens de regarder les intérêts à long terme des citoyens plutôt que les intérêts à court terme des constructeurs.

Nicolas Raffin, de l’ONG Transport et Environnement France

Malgré les débats, malgré les frictions, l’Europe continue de jouer le bon élève dans la classe climatique. Beaucoup par nécessité, mais aussi par la force d’une volonté politique ferme qui s’appuie sur de réelles convictions écologistes. Reste à savoir si l’Europe continuera de garder le cap bien longtemps si elle devait se retrouver seule sur le front vert.

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