Par
Brian Le Goff
Publié le
14 déc. 2025 à 19h14
Les élus du personnel l’ont appris lors d’un comité social et économique (CSE) convoqué dans l’urgence, l’ordre du jour ayant été transmis le vendredi pour une réunion le lundi 24 novembre. Mercredi 19 novembre, le tribunal de commerce de Rennes a placé quatre hypermarchés Carrefour bretons en redressement judiciaire. Tous sont dirigés par le groupe Pont de Bois, propriété de la famille finistérienne Guillerm. Parmi eux figure le Carrefour Rennes Alma, le plus grand hypermarché de Bretagne. Le choc est d’autant plus fort que le climat social est dégradé depuis plusieurs années dans ce magasin, selon les syndicats, qui évoquent une « rupture totale de confiance » entre les salariés et leur direction. Le point de vente n’est pas rentable, en partie en raison des versements effectués à la maison mère Carrefour, aujourd’hui contestés par les dirigeants du groupe Guillerm. Un bras de fer est engagé avec l’enseigne, laissant 230 salariés dans l’incertitude, à l’approche des fêtes de fin d’année.
Salariés et syndicats face à un manque de communication
Lundi 8 décembre en fin de journée, une vingtaine de salariés se sont réunis dans un local syndical, non loin de l’hypermarché, aux côtés des syndicats CGT (majoritaire) et FO.
Cela peut paraître peu, mais avec les horaires et la vie de chacun, c’est déjà bien. Nous ne nous sommes pas retrouvés à cinq autour de la table, souligne Benjamin Gouezigoux, secrétaire syndical CGT. On a voulu réunir les salariés parce qu’il n’y a aucune communication interne du groupe, en dehors du strict minimum légal, et pour éviter que chacun se forge une opinion à partir de ce qu’il entend dans les médias ou sur les réseaux sociaux.
L’annonce officielle en CSE le 24 novembre a eu lieu sans la présence de l’actionnaire, Pierre-Louis Guillerm, selon le syndicaliste. « Cela faisait de toute façon une quinzaine de jours qu’il n’était pas réellement là. Quand on constate cela, tout est dit », ajoute-t-il.
Retards de salaires et inquiétudes financières
Le placement en redressement judiciaire, consécutif à une déclaration de cessation de paiements, a eu des conséquences immédiates. Fin novembre, les salaires ont été versés avec retard.
« Le fonds de garantie a pris en charge les salaires du 1ᵉʳ au 25 novembre, puis Almaredis – Alma Rennes Distribution, la société qui dirige le magasin – à partir du 26. Les versements n’ont eu lieu que le 2 décembre, contre le 28 habituellement. Forcément, cela crée beaucoup de doutes pour la suite », explique Benjamin Gouezigoux.
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Un désaccord profond sur les conditions financières
À l’origine de la crise, les syndicats évoquent un désaccord majeur entre le groupe Guillerm et Carrefour concernant les « prix de cession sur la plateforme d’achats », avec des « éléments facturés hors contrat ».
Une expertise des comptes a été rendue en début d’année. On sait exactement ce qu’il y a dans le contrat. Il y a manifestement des éléments qui font augmenter les prix, ce qui fait chuter l’indice prix des magasins. C’est là que le groupe Guillerm s’oppose à Carrefour et a décidé d’engager un bras de fer.
Benjamin Gouezigoux
Secrétaire syndical CGT Carrefour Rennes Alma
Dans ce contexte, Carrefour aurait cessé temporairement de livrer les magasins franchisés de Plouzané et de Saint-Renan, deux des quatre hypermarchés concernés par le redressement judiciaire. La justice a toutefois donné raison au groupe Guillerm, en ordonnant la reprise des livraisons.
Résiliation des contrats et cessation de paiements
Entre-temps, Carrefour confirme à actu Rennes avoir « résilié » les contrats de location‑gérance des magasins de Rennes Alma et de Guingamp (le dernier des quatre hypermarchés placés en redressement). Le préavis de trois mois court jusqu’au 28 février. C’est dans ce contexte que le groupe Guillerm s’est déclaré en cessation de paiements.
« Les dates auxquelles Carrefour prélevait étaient irrégulières », affirme Benjamin Gouezigoux, qui précise que les syndicats ont pris un avocat afin de représenter l’ensemble des salariés devant le tribunal de commerce.
« On n’a pas eu voix au chapitre »
Les représentants du personnel dénoncent leur mise à l’écart des discussions. « Nous n’avons pas eu voix au chapitre. Les échanges se font uniquement entre les deux parties. Au tribunal de commerce, il nous a même été demandé de sortir de la salle au moment d’évoquer le contentieux, au nom du secret des affaires », relate le secrétaire syndical.
Cela a choqué les salariés. Ce sont eux qui font tourner le magasin, mais ils n’ont aucune possibilité de s’exprimer.
Benjamin Gouezigoux
Il redoute qu’un éventuel accord entre le groupe Guillerm et Carrefour se traduise par un plan de suppression de postes, dans le cadre d’une poursuite d’activité.
Une redevance jugée trop élevée
L’expertise financière réalisée début 2025 a permis aux syndicats de consulter des éléments du contrat de location‑gérance. Le gérant du magasin verse une redevance indexée sur le chiffre d’affaires à Carrefour, un mécanisme qui pèserait lourdement sur la rentabilité.
« L’expertise laissait entendre que la redevance était trop élevée », indique Benjamin Gouezigoux. Selon ses informations, elle s’élevait à 1 % du chiffre d’affaires en 2022, 1,8 % en 2023, puis 2,5 % en 2024 et 2025. « À l’époque, le groupe Guillerm ne semblait pas vouloir aller jusqu’au bras de fer. »
Le Carrefour Rennes Alma affichait une perte de 4 millions d’euros en 2021. En 2024, celle‑ci serait ramenée à environ 1 million d’euros. Autre point de tension : le CSE n’aurait pas été consulté sur les comptes en 2025, alors que la loi l’impose. « On verra pour saisir la justice sur ce sujet », prévient le syndicaliste.
Quelles issues possibles ?
Pour les représentants du personnel, la marge de manœuvre reste étroite. « Carrefour veut continuer à bénéficier de parts de marché, mais confie ses magasins à des franchisés soumis à une forte pression financière. Ils sont pris dans un étau quasiment inextricable », estime Benjamin Gouezigoux.
Selon lui, une baisse du pourcentage de redevance sur le chiffre d’affaires serait indispensable. « Est-ce que cela suffirait, alors que le chiffre d’affaires ne décolle pas ? Il faudrait aussi qu’il augmente. Mais on est dans un secteur hyperconcurrentiel et dans une zone du sud de Rennes où le pouvoir d’achat est faible. »
Un climat social déjà très dégradé
Avant même la procédure de redressement judiciaire, le climat social était tendu. Le 4 octobre dernier, une mobilisation avait eu lieu devant le magasin pour dénoncer la dégradation des conditions de travail.
Nous avons notamment un consultant dont la mission n’est pas clairement définie. On ne sait pas vraiment qui il est. Les salariés ont le sentiment d’être surveillés. Depuis l’annonce du redressement judiciaire, il a d’ailleurs réduit la voilure.
Les syndicats envisageaient également de lancer une expertise sur les risques psychosociaux, en raison des alertes répétées en CSE concernant l’attitude de la direction. Celle‑ci a été mise en pause, faute de garanties sur le financement de l’expert.
Des équipes épuisées
La situation des ressources humaines est elle aussi pointée du doigt. « L’équipe RH est inexistante depuis la démission des deux salariées en charge de ces missions », indique Benjamin Gouezigoux. Dans l’expertise financière de début 2025, il était déjà mentionné que le service RH était sous‑dimensionné au regard de la taille de la structure et du nombre de salariés.
Aujourd’hui, c’est l’écœurement qui domine parmi les 230 salariés. « Environ 95 % souhaitent un changement de direction. Ils ne veulent plus travailler avec le groupe actuel. Mais on ne sait pas ce que l’on gagnerait ou perdrait en changeant. »
L’usure professionnelle est bien réelle. « Au rayon liquides, par exemple, sur cinq personnes, trois sont en arrêt, notamment à cause des coupures. Avant, les horaires étaient de 5 h à 12 h. Désormais, c’est 5 h-10 h et 12 h‑14 h. La direction dit qu’il faut tenter des choses pour améliorer le chiffre d’affaires, sans répondre aux difficultés concrètes des équipes. »
Selon le syndicaliste, ces alertes auraient pu être remontées dans le cadre de l’expertise sur les risques psychosociaux, sans réponse satisfaisante de la direction. « Ici, on discute trop, disait le directeur commercial », rapporte‑t‑il.
Une audience décisive en janvier
Une nouvelle audience est prévue le 14 janvier. D’ici là, les syndicats comptent s’appuyer sur les médias et solliciter les élus afin de faire entendre la voix des salariés. Avant d’évoquer une grève, des formes de mobilisations, y compris en dehors d’une organisation syndicale, ne sont pas exclues.
L’objectif affiché est de construire une dynamique collective, impliquant aussi des salariés non élus. « Une fois le réseau et le lien construits, on décidera ensemble de ce que l’on fait », résume Benjamin Gouezigoux. « Nous sommes au milieu du pont. Socialement, on peut encore peser. Il ne faut pas céder au fatalisme. »
Contacté, Carrefour « demeure particulièrement attentif à l’évolution du dossier et travaille en étroite collaboration avec l’administrateur judiciaire et le partenaire pour rétablir la situation dans les meilleurs délais. » Également sollicité, le groupe Guillerm n’a, à l’heure où nous publions, pas répondu à nos demandes de réaction.
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