Grenoble est tantôt dépeinte comme une capitale du crime, tantôt qualifiée de technopole dynamique dans son sublime décor de montagnes. Pourtant, ces deux visions de la ville masquent sa réalité sociologique tout en nuances, comme le montre un récent ouvrage publié par un collectif de chercheurs.
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Souvent décrite comme un « enfer du narcotrafic » ou un « paradis des nouvelles technologies », Grenoble se dévoile autrement dans un livre de sociologie paru en septembre : une agglomération faite de nuances et d’inégalités sociales, où l’accès à la montagne reste un luxe. Et où, contrairement à l’idée reçue, la violence et le trafic de drogue ne sont pas plus présents qu’ailleurs – ils se situent même à des niveaux inférieurs à la moyenne nationale.
Le petit livre synthétise un énorme travail : le collectif de 17 chercheurs a travaillé à expliquer la ville à travers des années de données et statistiques. L’ouvrage met à mal des clichés sur l’agglomération grenobloise qui alimentent gros titres et discours politiques.
Deux des sociologues à l’origine de ces résultats contre-intuitifs ont accepté de répondre à nos questions. Ils précisent que les données utilisées pour analyser la criminalité grenobloise sont celles du ministère de l’Intérieur, entre 2016 et 2023. Et leurs conclusions sont surprenantes.
« C’est une ville qui ressemble plutôt à une grande ville vis-à-vis de sa délinquance, avec une particularité : moins d’usage et de trafic de stupéfiants qu’ailleurs, et plutôt des atteintes aux biens que des atteintes aux personnes, avec des vols et des dégradations de véhicules. Typiquement, c’est plutôt une délinquance et une violence de ville où il y a des inégalités sociales », résume Pierre Mercklé, professeur de sociologie à l’université Grenoble Alpes (UGA).
C’est-à-dire qu’en analysant les chiffres de la criminalité, les chercheurs se sont aperçus que le nombre global d’infractions commises à Grenoble est plus élevé que dans la plupart des villes de taille comparable. Mais plus de la moitié de ces infractions sont des dégradations. Au niveau de sa criminalité, Grenoble est « comparable à Rouen, ajoute Pierre Mercklé. Ce qui est intéressant, c’est qu’on ne parle jamais de Rouen et beaucoup de Grenoble. Donc, il faut aussi se demander pourquoi on parle beaucoup de Grenoble. »
Pierre Mercklé et Julien Bertrand, maître de conférences en sociologie à l’UGA et coauteur de l’ouvrage, observent tous deux un tournant en 2010, année où Nicolas Sarkozy prononce le « discours de Grenoble ». « Il a associé la ville à des questions de délinquance et de trafic de drogue dans un certain nombre de médias », observe Julien Bertrand. « C’était la première fois en France qu’un homme politique a fait le lien entre délinquance et immigration. Et cela a attiré l’attention sur la ville de Grenoble », abonde Pierre Mercklé.

Pierre Mercklé et Julien Bertrand sont sociologues à l’UGA, ils sont membres du collectif qui publie Sociologie de Grenoble, une étude fouillée de la réalité grenobloise.
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© Azedine Kebabti / FTV
Une image qui, d’après Pierre Mercklé, peut aussi servir des objectifs politiques : parler de l’insécurité à Grenoble permet pour des politiques de droite de questionner l’action d’une mairie ancrée à gauche de longue date. Cette image est aussi porteuse pour les élus qui demandent un renforcement de la présence policière. Elle alimente enfin la presse locale : les chercheurs se sont penchés sur les « unes » du Dauphiné Libéré sur trois années consécutives. « Les sujets liés à la délinquance représentent à eux seuls environ 20 % des articles mis en ‘une' », note le collectif.
Mais alors, qu’en est-il de ce narcotrafic omniprésent dans les médias ? « Les infractions pour trafic ou usage de stupéfiants y sont inférieures à la moyenne nationale. La police a enregistré, entre 2016 et 2023, 0,7 infraction pour trafic pour 1 000 habitants à Grenoble contre 0,9 au niveau national ; 2,7 infractions pour usage pour 1 000 habitants contre 4 au niveau national », écrivent les chercheurs.
S’il n’est pas permis de douter de la fiabilité des chiffres du ministère de l’Intérieur, les chercheurs soulignent toutefois qu’ils ne reflètent qu’une partie de la réalité. Ces chiffres mesurent l’activité policière, rien d’autre. « À Grenoble, on mesure une activité policière plus faible sur ces questions de stupéfiants que dans d’autres villes : ça veut dire que, soit le trafic et l’usage de drogues sont plus faibles – d’ailleurs, c’est forcément une composante importante du chiffre – soit, que les forces de sécurité travaillent ces questions un peu autrement dans cette ville, par rapport à d’autres », détaille Pierre Mercklé.
Localement, que ce n’est pas la guerre au quotidien, dans les rues, dans les quartiers populaires, entre des forces de police surarmées et des gangs de dealers. Ce n’est pas comme ça que ça se passe.
Pierre Mercklé
Sociologue, membre du Collectif Isaure Perrier
Mesurer l’activité policière ne suffit pourtant pas à décrire finement la situation. « Clairement, ce qui manque, ce sont des enquêtes de victimation », ajoute le sociologue. Ces enquêtes sont réalisées auprès d’échantillons représentatifs de la population générale : les chercheurs demandent aux répondants d’indiquer si, dans les derniers mois, ils ont été victimes de différents faits. Mais il faut des moyens financiers et humains pour mener de telles enquêtes qui existent au niveau national ; en revanche, très peu au niveau local.
Même si ces chiffres liés au trafic de stupéfiants ne sont sans doute que la partie émergée de l’iceberg de l’économie parallèle, ils dessinent tout de même une réalité éloignée de l’image dépeinte par les reportages à sensation. « Cela veut dire, localement, que ce n’est pas la guerre au quotidien, dans les rues, dans les quartiers populaires, entre des forces de police surarmées et des gangs de dealers, indique Pierre Mercklé. Ce n’est pas comme ça que ça se passe. Le sentiment d’insécurité va aussi se construire de cette façon. Le paradoxe, c’est que cette ville est pointée du doigt et on n’a pas d’enquêtes là-dessus. Je pense que dans la population locale, le sentiment d’insécurité n’est pas plus prononcé qu’ailleurs. »
Le taux d’homicide en Isère est inférieur à la moyenne nationale (1,02 par an pour 100 000 habitants, contre 1,32 pour l’ensemble du territoire). Si les chercheurs se sont basés sur des statistiques au niveau départemental, c’est parce qu’à l’échelle de la ville, « il y a trop peu d’homicides pour qu’on puisse en faire des données fiables. Ce sont des choses qui peuvent être parfois confidentielles. On arrive parfois à les avoir par d’autres sources judiciaires et là aussi, Grenoble ne se distingue pas en nombre d’homicides rapportés à la taille de sa population » développe Pierre Mercklé.
Julien Bertrand rappelle que huit homicides sur dix sont commis par une personne connaissant la victime, souvent, dans l’environnement familial. « Lorsqu’on parle des homicides sur la voie publique, ce n’est qu’une toute petite partie de ces faits, ajoute le maître de conférences. On pourrait aussi ajouter un peu de recul historique : les chiffres montrent que le taux d’homicide était plus important dans les années 70 et 80 qu’aujourd’hui. Il y a eu une très importante décrue du taux d’homicide dans les années 90 et 2000 en France et c’est pareil pour l’Isère. Ce qu’on a tendance à oublier, avec l’impression que ces faits sont en augmentation permanente. »
Couverture médiatique intense pendant les cycles de violence liés aux règlements de comptes et caractère spectaculaire des homicides et tentatives commis dans la rue marquent les esprits. Mais il s’agit de drames ponctuels. « Les chiffres, incomplets, se prêtent particulièrement bien aux manipulations politiques pour dresser le portrait d’une ville qui serait au bord de l’implosion, sous le joug des trafics », souligne le sociologue.
Et le recul historique permet de nuancer encore plus l’image violente de Grenoble. « Dans les années 60, 70, il est peu question de Grenoble dans ces sujets-là dans la presse nationale. Éventuellement, on y parle d’événements politiques ayant donné lieu à des violences, c’est lié à la période. Mais à cette époque, si l’on parle de crime organisé, on parle plutôt des villes de Lyon ou Marseille. Grenoble n’est pas dans les radars », précise Julien Bertrand.
L’autre face de la médaille grenobloise, c’est son image de paradis des ingénieurs : une technopole dynamique nichée dans son écrin montagneux. Un cliché qui traverse le temps. Déjà en 1979, le journaliste Pierre Frappat s’attaquait à cette vision tronquée de la réalité dans son livre « Grenoble, le mythe blessé ». Près de cinquante ans plus tard, les classements internationaux et communiqués de presse continuent à vanter les vertus d’une ville tournée vers les hautes technologies, un « couple montagne/innovation » identifié par le collectif comme un révélateur d’une réalité sociale particulière, servant parfois à en occulter d’autres.
Certes, Grenoble est la ville de France où la proportion d’ingénieurs est la plus importante. Mais le tissu économique repose en grande partie sur les petites et moyennes entreprises. Les cadres représentent 33 % de la population grenobloise en 2015, contre 13 % en 1965. Un inversement proportionnel avec la population d’ouvriers, qui représentait 29 % des habitants en 1965 contre 12 % en 2015. Cependant, ce changement démographique ne s’est pas forcément traduit par une réduction des inégalités, « au contraire », notent les auteurs. Les communes autour de Grenoble affichent ainsi une très forte ségrégation sociale.
Ce mythe a une dimension performative. C’est-à-dire qu’il ne reste pas dans le ciel des idées, dans l’imaginaire, mais il a des effets dans la réalité, par exemple en orientant des politiques publiques pour favoriser un certain nombre d’investissements, pour être attractifs vis-à-vis d’un salariat hautement qualifié.
Julien Bertrand
Sociologue, membre du Collectif Isaure Perrier
« Dès qu’on observe l’évolution des dynamiques de la ville, on voit les limites de ce modèle de développement, par exemple, Grenoble n’est pas une ville très attractive sur le plan démographique, explicite Julien Bertrand. On voit aussi les limites du développement économique lorsqu’on regarde la progression des emplois ou le niveau de chômage, qui n’est pas sensiblement inférieur au niveau national. » Le taux de pauvreté n’est pas en reste.
« Ce mot-là, ‘technopole dynamique’, c’est aussi un mythe largement partagé au sein de la ville et de ses élites politiques en particulier, continue le chercheur. Cela fait partie du travail du livre de pointer le regard à côté et de montrer ce que masque ce mythe de la ‘Silicon Valley’ à la française. Ce mythe a une dimension performative. C’est-à-dire qu’il ne reste pas dans le ciel des idées, l’imaginaire, mais a des effets dans la réalité, par exemple en orientant des politiques publiques pour favoriser un certain nombre d’investissements, pour être attractifs vis-à-vis d’un salariat hautement qualifié. Ça a des effets sur le réel. »
Julien Bertrand souligne notamment que ce discours contribue à oublier l’important passé industriel de Grenoble et à masquer les fortes inégalités qui existent au sein de sa population. Ce qui mène naturellement à déconstruire un autre cliché grenoblois : la montagne à portée de main. « Selon le niveau de diplôme, on a trois fois plus de probabilités de faire de la randonnée, quatre fois plus de faire du ski, cinq fois plus de faire de l’escalade. C’est très inégalement réparti dans la population. Quand on associe Grenoble = ingénieurs = pistes de ski, on ne parle que d’une partie de la ville, pas de l’ensemble de ses quartiers et encore moins de la population », conclut le chercheur.
L’ouvrage aborde bien d’autres thèmes et fourmille de données, qui pourraient servir à fonder des initiatives locales (politiques, associatives, académiques) plus adaptées à la réalité des habitants de Grenoble. Sociologie de Grenoble est aussi pensé comme une base documentaire pour inspirer de futures recherches et, peut-être, inciter médias et politiques à s’éloigner de certaines idées reçues sur cette « petite grande ville… riche, avec beaucoup de pauvres ».