« Ne faites pas attention à l’odeur, ça sent le brûlé, maman a oublié du pain dans le micro-ondes », s’excuse Léa en nous ouvrant la porte du domicile familial. Une petite bêtise qui fait suite à bien d’autres et qui s’explique par la maladie dont souffre Chantal, 61 ans. En mars 2024, après une batterie d’examens (IRM, scanner, ponction lombaire, prise de sang), le diagnostic tombe : Chantal est atteinte d’une dégénérescence fronto-temporale. La même maladie dont souffre le célèbre acteur Bruce Willis. Si on ne la connaît pas, on ne peut pas imaginer ce qui se cache derrière le sourire et le calme apparents de Chantal. Tout au long de l’entretien, elle intervient par monosyllabes ou phrases courtes, mais son regard ne lâche pas ses filles, ses repères.
« C’est son employeur, une maison de retraite où elle travaillait depuis ses 17 ans, qui m’a alertée en me poussant à l’emmener à la médecine du travail. J’étais à l’époque aide-soignante là-bas et maman y était cheffe de cuisine depuis 20 ans après avoir fait tous les postes. Elle qui était archi-professionnelle s’est mise à faire des erreurs, oublier les quantités, des recettes. Le médecin lui a posé des questions basiques, comme nos dates de naissance, son adresse. Elle ne pouvait pas y répondre », détaille Jade. À 20 ans, la plus jeune de la fratrie est retournée vivre chez sa maman pour s’occuper d’elle quotidiennement, tout en ayant repris ses études en parallèle. Léa, 23 ans, vit à Dole et vient sans cesse prendre le relais ou aider.
« Les premiers symptômes étaient ceux d’une dépression »
Avec le recul, les deux sœurs distinguent des signes précurseurs : « L’arrêt du ménage, alors qu’elle est très maniaque. Elle laissait la vaisselle sale dans l’évier, puis dans le four, elle ne s’apprêtait plus. Nous pensions à une dépression, comme elle traversait une rupture compliquée. »
La maladie évolue « très vite », selon Jade. Chantal s’isole et se déconnecte de la réalité, comme le décrivent les deux sœurs : « Progressivement, on a supprimé sa carte [bancaire], car elle faisait trois fois les mêmes courses dans la journée, puis sa voiture. Elle pouvait aller cinq fois par jour chez sa mère et ça devenait dangereux pour elle et les autres. » Aujourd’hui, Chantal ne peut plus cuisiner, cherche ses mots et confond beaucoup de choses. « Elle va rester une journée sans bouger de son fauteuil, oubliant parfois de se nourrir à midi si on ne rentre pas. Ou alors elle regarde la télé toute la nuit. Il lui est arrivé de sortir et de se perdre. »
Un travail d’équipe entre les deux aidantes
L’aînée glisse un regard vers sa sœur et souligne tout le travail qu’elle accomplit auprès de leur maman : « Je l’admire, je ne pourrais pas tout gérer. Toutes les deux ont toujours été très fusionnelles, c’est dur pour Jade je pense. »
De son côté, la cadette ne nie pas la difficulté. « Ce n’est pas simple, mais c’est mon choix, je ne le regrette pas. J’ai travaillé en Ehpad comme aide-soignante et je n’envisage pas de placer maman. Pour moi, c’est un endroit dont on ne ressort pas, avec une dégradation rapide. En revanche, c’est vrai que j’ai besoin de souffler, en allant chez ma sœur, mon père ou mes amis. » Elle poursuit, la gorge serrée : « Ce qui me manque le plus, c’est le dialogue, la communication avec elle. Elle est devenue absente ou indifférente à nos vies. »
L’émotion est palpable alors que Chantal conserve son sourire bienveillant face aux larmes de ses filles. Léa prend le relais : « On a digéré les choses, mais il y a toujours ce sentiment d’injustice. C’était une mère extraordinaire et une femme très courageuse, qui a toujours travaillé sans s’arrêter, elle était coquette, aimait la vie, voir du monde… Nous vivons un deuil blanc, elle est là, sans être là. La maladie nous vole un peu plus chaque jour notre maman. Parfois, je regarde des vidéos d’elle avant, pour me souvenir de ce qu’elle était. Ce qui me manque le plus, c’est ce que je ne connaîtrai jamais avec elle, les conversations d’adultes, les conseils qu’elle aurait pu me donner. Nous sommes jeunes, à notre âge, on a encore besoin de sa maman. »