Les manifestations d’agriculteurs contre le Mercosur sont attendues cette semaine à Bruxelles, au moment du sommet des dirigeants. Les tracteurs bloqueront les ronds-points, les banderoles dénonceront le « bœuf aux hormones » brésilien et les politiques, en France, rivaliseront d’indignation contre cet accord « mortifère ». Jean-Noël Barrot, notre ministre des Affaires étrangères, l’a encore martelé lundi : « On ne peut pas prendre les agriculteurs comme variable d’ajustement. » La souveraineté alimentaire serait un « principe fondamental ». Fort bien.

Dans une ultime reculade, Paris a même demandé à la Commission de reporter la signature de l’accord alors qu’Ursula von der Leyen est censée s’envoler samedi pour Foz do Iguaçu, au Brésil. Vingt-cinq ans de négociations, et la France réclame encore un délai. Pour quelle raison ? Des « précisions » sur les contrôles sanitaires, la « concrétisation » des mesures miroirs…

Le « frein d’urgence » contre l’Ukraine

Mais pendant que la France mobilise toute son énergie diplomatique contre un accord dont l’impact se chiffre à 1 % de la consommation européenne de viande bovine, un autre front s’est ouvert. En silence. Sans banderoles ni tracteurs : l’Ukraine.

Les chiffres sont implacables. Depuis la libéralisation pour soutenir Kiev face à l’agression russe, décidée en 2023 et jusqu’en juillet 2024, 800 000 tonnes de sucre ukrainien ont déferlé sur le marché européen. Soit plus de quatre fois les 180 000 tonnes prévues sur six ans avec le Mercosur. Plus précisément, en quelques mois, l’Ukraine a exporté vers l’Europe ce que le Brésil mettrait six ans à nous envoyer dans le pire des scénarios. Si bien que l’UE a réintroduit, en juillet 2024, des mesures de correction dont un « frein d’urgence » vis-à-vis de l’Ukraine sur sept produits après les protestations de la Pologne, de la Roumanie, de la Hongrie, etc. Le mal était fait. En 2023, 6,2 millions de tonnes de blé ukrainien ont inondé le marché européen. Le poulet, le maïs suivaient la même trajectoire. Normal : les coûts de production là-bas n’ont rien à voir avec les nôtres…

Le Brésil, un bouc émissaire commode

Mais voilà : on ne manifeste pas contre l’Ukraine. Ce serait indécent. Le pays se bat pour sa survie face à l’ogre russe. Il a fallu les blocages de tracteurs polonais à la frontière en 2024 pour que Bruxelles ose enfin réintroduire des quotas. Même alors, le débat est resté feutré, technique, bureaucratique. Rien à voir avec l’indignation spectaculaire contre le Mercosur. Le Brésil offre un bouc émissaire commode, lointain, désincarné. On peut haïr le soja brésilien sans états d’âme. L’Ukraine, elle, nous place face à nos contradictions : comment soutenir un pays en guerre tout en protégeant nos paysans de sa puissance agricole ?

Dans un entretien récent accordé au Point, Jean-Luc Demarty, qui a été le directeur général en charge du Commerce au sein de la Commission (2011-2019), pose le diagnostic sans fard. « La France serait mieux inspirée de se montrer un peu plus ouverte sur le Mercosur et de concentrer ses efforts sur la limitation des importations ukrainiennes, qui sont un véritable sujet de souffrance », estime cet ancien haut fonctionnaire européen. Personne ne l’écoute. C’est tellement plus simple de bloquer un accord avec le Brésil que d’affronter le dilemme ukrainien.

L’agriculture française a reculé… sur les marchés européens

Car la vérité, c’est que l’agriculture française n’a pas attendu le Mercosur pour s’effondrer. Elle recule partout. Y compris là où elle n’a aucune excuse : sur son propre marché, le marché européen. L’excédent commercial agricole français est passé de 11,9 milliards d’euros en 2011 à 5,3 milliards en 2023 et pourrait être négatif en 2025 (ce qui ne s’est pas vu depuis 1978). En dix ans, la France est passée du statut d’exportateur net de volailles à celui d’importateur. Nous importons désormais notre poulet de Pologne, d’Allemagne, des Pays-Bas. Le lait ? Nos exploitations produisent 550 000 litres en moyenne quand les Danois dépassent le 1,5 million de litres. Même les Allemands, partis de loin après la réunification, nous ont dépassés. Nos plus grands compétiteurs sont en Europe, pas à l’autre bout du monde.

À Découvrir



Le Kangourou du jour

Répondre



Ce déclassement n’a donc rien à voir avec la concurrence brésilienne. Il est le fruit de 25 ans de politiques désastreuses que personne ne veut regarder en face. Les 35 heures ont tué la compétitivité des abattoirs. Le plan Écophyto et ses objectifs arbitraires de – 50 % de phytosanitaires étranglent les exploitations. Les recours systématiques empêchent toute construction de bâtiments d’élevage. On subventionne des installations en polyculture bio de 40 hectares, condamnant de jeunes agriculteurs à se ruiner la santé et les finances.

Mais de cela, on ne parlera pas à Bruxelles cette semaine. On préférera supplier le Conseil de repousser la décision et sommer von der Leyen de ne pas prendre son avion pour le Brésil. C’est tellement plus confortable que d’admettre que le problème, c’est nous.

Toute l’actualité à 1€ le premier mois

S’abonner

ou