Toutes les 22 secondes, deux satellites passent à moins d’un kilomètre l’un de l’autre quelque part au-dessus de nos têtes. Pour la constellation Starlink seule, cela arrive toutes les 11 minutes. Ce ballet orbital permanent nécessite en moyenne 41 manœuvres d’évitement par satellite et par an, orchestré par des algorithmes sophistiqués et des équipes de contrôle au sol. Tant que tout fonctionne, le système tient. Mais selon une étude récemment publiée sur arXiv par Sarah Thiele de l’Université de Princeton et ses collègues, nous vivons dans un château de cartes. Et la prochaine tempête solaire majeure pourrait tout faire s’effondrer en moins de trois jours, nous privant d’accès à l’espace pour des générations entières.
L’embouteillage silencieux de l’orbite basse
L’explosion des méga-constellations de satellites ces dernières années a transformé l’orbite terrestre basse en autoroute cosmique saturée. Des milliers de satellites SpaceX, OneWeb et d’autres opérateurs tournent à quelques centaines de kilomètres au-dessus de la surface, fournissant internet, communications et services de géolocalisation. Cette densité croissante crée une situation inédite dans l’histoire de l’exploration spatiale : un environnement où les rencontres rapprochées sont devenues la norme plutôt que l’exception.
Ce système repose entièrement sur notre capacité à prévoir les trajectoires, calculer les risques de collision et commander des manœuvres correctrices en temps réel. Les satellites Starlink, par exemple, ajustent constamment leur position pour éviter des objets potentiellement dangereux. C’est un équilibre précaire qui fonctionne remarquablement bien… jusqu’à ce qu’un événement imprévu vienne perturber l’équation.
Quand le Soleil devient une menace existentielle
Les tempêtes solaires représentent exactement ce type de perturbation. Ces éruptions massives de particules chargées issues du Soleil affectent les satellites de deux manières critiques. D’abord, elles réchauffent l’atmosphère terrestre, augmentant la résistance de l’air à des altitudes normalement considérées comme quasi-vides. Cette friction accrue ralentit les satellites, modifie leur trajectoire de façon imprévisible et les oblige à consommer davantage de carburant pour maintenir leur orbite.
En mai 2024, la tempête de Gannon a contraint plus de la moitié des satellites en orbite basse à effectuer des manœuvres de repositionnement d’urgence. Cet événement était significatif, certes, mais loin d’être le plus puissant jamais enregistré. Cette distinction revient à l’événement Carrington de 1859, une tempête solaire d’une violence inouïe qui, si elle se reproduisait aujourd’hui, aurait des conséquences autrement plus graves.
Le second danger, peut-être encore plus insidieux, concerne les systèmes de navigation et de communication des satellites eux-mêmes. Les tempêtes solaires peuvent les endommager ou les désactiver temporairement, privant les opérateurs de leur capacité à commander des manœuvres d’évitement. Et c’est précisément au moment où l’atmosphère devient imprévisible et où les risques de collision explosent que les satellites perdent leur capacité à réagir.
Source: DRCrédits : EvgeniyShkolenko/istockL’horloge CRASH : 2,8 jours avant la catastrophe
Pour quantifier cette menace, l’équipe de recherche a développé un indicateur baptisé CRASH, pour Collision Realization and Significant Harm. Il s’agit d’un compte à rebours mesurant le temps qu’il faudrait avant qu’une collision catastrophique ne se produise si les opérateurs perdaient complètement leur capacité à gérer les satellites.
Les chiffres sont glaçants. En 2018, avant l’ère des méga-constellations, ce délai était de 121 jours. En juin 2025, il tomberait à 2,8 jours. Pire encore : une perte de contrôle de seulement 24 heures créerait 30 % de probabilité de déclencher une collision capable d’initier le syndrome de Kessler, du nom du scientifique de la NASA qui l’a théorisé en 1978.
Le syndrome de Kessler décrit une réaction en chaîne où une collision génère des débris, qui provoquent d’autres collisions, créant encore plus de débris, jusqu’à rendre certaines orbites complètement inutilisables. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce processus ne se déroule pas en quelques jours mais s’étend sur plusieurs décennies, emprisonnant progressivement l’humanité sur Terre.
Un risque que nous avons déjà documenté
Il ne s’agit pas de science-fiction. L’événement Carrington s’est réellement produit. À l’époque, ses effets étaient limités aux télégraphes, qui prirent feu dans plusieurs pays. Aujourd’hui, une tempête de cette ampleur toucherait une infrastructure spatiale infiniment plus fragile et critique. Les scientifiques estiment qu’une telle tempête nous priverait du contrôle de nos satellites pendant bien plus que les trois jours fatidiques identifiés par l’horloge CRASH.
Sarah Thiele et ses co-auteurs ne plaident pas pour l’abandon des méga-constellations. Ils appellent simplement à une évaluation honnête des risques. Entre les bénéfices indéniables de ces technologies et la possibilité de perdre l’accès à l’espace pour des générations, il existe un compromis que nous devons examiner lucidement. Le château de cartes que nous avons construit en orbite tient encore debout. Mais le prochain coup de vent solaire pourrait être celui de trop.