En dix ans, l’enquête s’attache à documenter des méthodes controversées d’infiltration de Scotland Yard, principalement au sein de mouvements d’extrême-gauche.
Il s’appelait Mark Cassidy, disait travailler comme menuisier dans la ville portuaire de Birkenhead. Mark Cassidy était aussi un militant anarcho-syndicaliste. Son combat l’amena à rencontrer Alison, militante qui partageait ses idéaux, et sa vie intime de 1995 à 2000. Mais Mark n’était pas plus Cassidy que menuisier. En réalité, il était Mark Jenner, parallèlement marié, père de famille, et officier infiltré de Scotland Yard, plus précisément de la Special Demonstration Squad (SDS), une unité secrète spécialisée dans l’infiltration des mouvements contestataires. Le jusqu’au-boutisme de certains de ses infiltrés, prêts à nouer des liaisons contre renseignement a heurté l’opinion britannique dans les années 2010, et déclenché une enquête publique à partir de 2015. Depuis le début du mois de décembre, la commission se penche sur la double vie de Mark Cassidy.
Missionnée par Theresa May, alors ministre de l’Intérieur, l’Undercover Policing Inquiry (UCPI) examine les pratiques d’infiltration policière en Angleterre et au pays de Galles depuis 1968. En dix ans, l’enquête s’est penchée sur plus d’un millier d’opérations, principalement au sein de mouvements d’extrême-gauche. Elle s’attache à documenter des méthodes controversées — appropriation de l’identité d’enfants décédés, relations intimes nouées sous de fausses identités. Au terme de ses travaux, l’UCPI doit fournir des recommandations, qui à l’avenir encadreront systématiquement ces pratiques.
«Grossière trahison»
Dans les colonnes du Figaro, le correspond à Londres, Arnaud de la Grange, s’était déjà fait l’écho de ces infiltrations peu orthodoxes. Les premières auditions des policiers et de leurs victimes présumées n’ont commencé qu’en 2020. Les conclusions ne sont pas attendues avant 2026. L’enquête a déjà établi qu’au moins une cinquantaine de femmes ont été engagées, à leur insu, dans des relations intimes avec des policiers sous couverture, parfois durant de nombreuses années.
La phase actuelle des auditions porte sur les opérations de la SDS dans les années 1990-2000. Elle se clôture ce jeudi 18 décembre. Pour la première fois, l’officier Jenner était appelé à témoigner publiquement. Il a reconnu avoir entretenu pendant cinq ans une relation intime avec une militante antifasciste, tout en menant parallèlement une vie conjugale. Jenner a qualifié sa propre conduite de « grossière trahison » envers son ex-épouse.
À la lumière des travaux de la commission d’enquête, la BBC a dépeint ce lundi 15 décembre la vie tumultueuse de l’officier. Au mitan des années 1990, le policier sous couverture s’agrège sans encombre au centre Coline Roach, situé dans le quartier londonien d’Hackney, sur la rive gauche de la Tamise. Lieu communautaire dédié au soutien des familles victimes de violences policières, le centre porte le nom d’une étudiante noire britannique, décédée des suites d’une blessure mortelle, alors qu’elle pénétrait dans un commissariat de police en 1983. Jenner propose aux militants le concours de sa camionnette. Toujours disponible, rassurant, et donc indispensable, Jenner rencontre Alison, une militante avec laquelle il entame une relation amoureuse. Sans lui révéler qu’il est déjà marié.
Un couple ordinaire et une disparition
Pendant cinq ans, ils vivent comme un couple ordinaire. Ils emménagent ensemble à Hackney, partent en vacances au Royaume-Uni et à l’étranger, assistent à des mariages, des fêtes religieuses ou prennent part à des réunions familiales. Pour l’entourage d’Alison, il est « l’un des leurs ». Elle l’aime, lui accorde toute sa confiance. Lui est marié, père de famille, et rend compte de ses activités à Scotland Yard.
Cette relation intime ne figure pourtant pas dans les rapports officiels qu’il transmet à sa hiérarchie. À la commission d’enquête, il reconnaîtra plus tard avoir eu des relations sexuelles, les estimant « nécessaires » pour ses missions. Les mensonges s’accumulent. En 1997, Alison découvre une carte bancaire au nom de « M. Jenner » et s’en étonne. Mark lui rétorque avoir acheté cette carte à un homme mystérieux dans un bar. En 2000, Jenner disparaît brusquement. La lettre qu’il laisse derrière lui évoque une dépression et un passé traumatique. Alison ne se croit pas à ses explications. La carte bancaire suspecte, raconte le Guardian, lui révèle enfin la vérité.
Excuses officielles
À partir de 2010, la presse britannique se fait le relais d’histoires semblables à celle de Mark Cassidy. Devant le scandale, Theresa May, ministre de l’Intérieur, demande un premier rapport en 2012, suivi d’une enquête publique trois ans plus tard. Seuls un nombre restreint d’officiers de police de haut rang étaient dans le secret. En l’espace de quarante ans, près de 140 agents auraient ainsi été déployés.
C’est dans le contexte des mobilisations contre la guerre du Vietnam que Scotland Yard crée, en 1968, la SDS. La mission de cette unité consistait à infiltrer des groupes politiques jugés susceptibles de basculer dans la violence, afin d’en surveiller et d’en documenter les activités. Les opérations ciblaient majoritairement des mouvements d’extrême-gauche.
En 2008, la police londonienne se restructure : la SDS est officiellement dissoute. Sept ans plus tard, en 2015, Scotland Yard s’excuse publiquement et reconnaît de graves manquements dans la conduite de ces infiltrations. L’enquête indépendante se poursuit depuis lors. Selon le Telegraph, elle est en passe de devenir la plus coûteuse de l’histoire judiciaire britannique : son budget pourrait dépasser les 200 millions de livres sterling, soit davantage que les 191 millions consacrés à l’enquête sur le Bloody Sunday.