Par Xavier Dalloz, Président de XD Consulting (*)
Pendant que Bruxelles empile normes, moratoires et plans de transition hors-sol, la Chine a déjà changé d’échelle et de logique. Là où l’Europe débat encore, la Chine exécute. Là où l’Europe régule, la Chine industrialise.
Ce que l’Europe continue d’appeler une « transition » est ailleurs déjà une exécution industrielle. La rupture à l’œuvre n’est pas d’abord technologique ou énergétique, elle est industrielle. Elle tient à la capacité à produire vite, à grande échelle, à coûts maîtrisés, sur des plateformes standardisées, et non à l’empilement de discours ou de cadres réglementaires.
Pendant que l’Europe raisonne encore en cycles produits de six ou sept ans, la Chine raisonne en plateformes, en volumes, en standardisation du powertrain et en vitesse d’exécution. Cette différence de tempo explique l’écart qui se creuse. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : un powertrain électrique de 20 à 70 kW, hors batterie, coûte entre 1 500 et 2 500 euros en Chine ; des moteurs électriques industriels sont produits entre 299 et 499 euros ; des systèmes e-axle « all-in-one », intégrant parfois chargeur DC et électronique de puissance, se vendent entre 699 et 1 999 euros.
Plus concrètement, voici quelques exemples d’erreurs de stratégies.
Un premier est celui de Geely. L’alliance avec Renault n’a pas fait de Geely un leader par hasard : elle a surtout mis en lumière une stratégie d’une grande maturité, fondée sur l’usage des alliances non comme des relations de dépendance, mais comme de véritables instruments d’orchestration industrielle. Dans l’automobile comme dans d’autres secteurs stratégiques, le leadership ne se mesure désormais plus uniquement en volumes produits ou en puissance de marque, mais dans la capacité à définir les standards, à contrôler les briques technologiques clés et à s’insérer intelligemment au cœur des écosystèmes mondiaux. À ce jeu-là, Geely a clairement pris une longueur d’avance.
Un autre exemple est celui de la Wuling Bingo, vendue autour de 7 900 euros et écoulée à plus de 50 000 unités par mois, n’est ni une exception ni un coup marketing isolé. Elle révèle une réalité que l’Europe refuse de regarder en face : le véhicule électrique est désormais un produit industriel standardisé, conçu pour un usage de masse. Il n’est plus un objet idéologique réservé à des catégories sociales supérieures, soutenues artificiellement par la subvention publique.
Un troisième exemple est celui de l’arrivée annoncée de la compatibilité Swap de CATL rend soudainement grotesque le débat européen sur l’autonomie. Une batterie de 50 kWh échangeable en une minute, un prix d’entrée minimal et une autonomie de fait illimitée changent totalement la nature du problème. Nous ne sommes plus face à une évolution incrémentale, mais à un renversement complet de modèle économique et industriel.
Notons que le leader mondial de l’e-axle vise à lui seul 45 % de part de marché mondiale. Ce résultat n’est pas le fruit d’une politique de subventions massives, mais celui d’une stratégie industrielle cohérente, agressive et assumée. Pendant ce temps, l’Europe s’enferme dans le mythe de son prétendu retard technologique.
NON. L’Europe n’a pas raté l’électrique. Elle a abandonné l’industrie. Les ingénieurs européens n’ont jamais été le problème. Ils figurent parmi les meilleurs au monde. Ce sont eux qui ont bâti Michelin, l’aéronautique, le ferroviaire, le nucléaire ou le spatial. Ce sont eux qui ont conçu des solutions de mobilité simples, robustes et accessibles, comme le Solex. Ce que l’Europe a perdu n’est pas la compétence, mais la boussole industrielle. Aujourd’hui, une part croissante des meilleurs ingénieurs européens ne travaille plus à concevoir des moteurs, des chaînes de production ou des plateformes énergétiques. Elle est captée par des fonds financiers, des structures d’optimisation ou des fonds activistes dont l’objectif n’est pas de construire, mais de découper, d’arbitrer et de maximiser le rendement à court terme. Il ne s’agit pas d’une dérive marginale, mais d’un choix collectif implicite.
En conclusion, la Chine a compris ce que l’Europe feint encore d’ignorer : la valeur n’est plus dans le véhicule pris isolément, mais dans la maîtrise intégrale de l’écosystème industriel — moteur, électronique, logiciel, batterie, standards d’échange, infrastructures et usages. L’Europe, elle, subventionne des véhicules électriques que ses classes moyennes ne peuvent pas acheter, tout en laissant filer la standardisation, la baisse drastique des coûts et la simplicité d’usage.
Soit l’Europe remet l’ingénieur, l’industriel et l’usage populaire au cœur de sa stratégie, avec des objectifs clairs de coûts, d’échelle et de standardisation assumée. Soit elle continuera à produire des normes pendant que d’autres produisent des véhicules. Cette fois, il ne s’agira ni d’un retard ni d’un ajustement. Il s’agira d’une sortie durable de l’histoire industrielle mondiale.
OUI. L’Europe a fait un sans faute : l’Europe a fait toutes les erreurs de stratégies les unes après les autres.
(*) Xavier Dalloz dirige depuis plus de trente ans le cabinet Xavier Dalloz Consulting (XDC), spécialisé dans le conseil stratégique sur l’intégration des technologies émergentes afin d’offrir aux entreprises un véritable avantage concurrentiel. Il est également directeur de la communication de la CMAI, la plus grande association professionnelle du numérique en Inde, qui regroupe plus de 48 500 membres. Engagé de longue date dans la promotion internationale de l’innovation, il a co-organisé le World Electronics Forum (WEF) à Angers (2017), Grenoble (2022) et Rabat (2024). À la demande de la CTA, il a aussi présenté et animé le WEF lors du CES 2023 à Las Vegas.