Il a un air réfléchi, posé, bien loin du style brouillon de certains de ses prédécesseurs. Il a même l’accent et le flegme des Britanniques, lui l’universitaire, docteur en droit, qui a fait une partie de ses études à Cambridge et à Hull, dans le Grand Nord de l’Angleterre. Mais, lorsqu’il aborde des thèmes qui lui tiennent à cœur, les soubresauts qui secouent sa région, on sent poindre chez ce politique sans étiquette la fougue de l’Oriental.
Ministre des Affaires étrangères de Chypre, Constantinos Kombos sera aux avants postes de la diplomatie au cours du premier semestre de la nouvelle année. A partir du 1er janvier, en effet, Nicosie exerce la présidence tournante de l’Union européenne (UE). Il se veut rassurant : « longtemps nous avons donné l’image d’un pays englué dans ses relations conflictuelles avec la Turquie. Or nous sommes capables de sortir des sentiers battus. » Il emploie l’expression si anglo-saxonne de « think out of the box » (penser hors de la boîte). « Nous sommes un petit pays, avec une approche différente. Nous ne sommes pas le problème, nous sommes la solution ».
Car, si Nicosie prend le relais de Copenhague à Bruxelles, et que les dossiers en cours, dictés par l’actualité brûlante, restent la guerre en Ukraine (« notre priorité numéro un », dit-il), l’autonomie stratégique des 27, les relations avec Washington, les Chypriotes comptent apporter leur touche régionale. De même que les Danois avaient mis l’accent sur les enjeux de la sécurité au nord et à l’est du continent, en particulier autour de la mer Baltique, eux pointent « une volonté de rapprocher l’UE du Moyen Orient ». Il note : « nous sommes à une demi-heure de vol du Liban et de la Syrie, à 40 minutes d’Israël, à 50 minutes de la Jordanie et de l’Égypte. »
Justement début octobre il accompagnait son président, Nikos Christodoulides, « à l’invitation des présidents Al Sissi et Trump », à Charm el Cheikh aux négociations pour un cessez-le-feu dans la bande de Gaza. « Nous Européens avons un rôle à tenir pour contribuer à la paix là-bas, » insiste le diplomate. Selon lui, son pays peut jouer un vrai rôle de médiateur, étant donné sa géographie et aussi son histoire : la petite république a aidé à évacuer des civils par milliers pendant la guerre du Liban en 2006 et la crise libyenne de 2011. Depuis le début du conflit israélo-palestinien en octobre 2023, elle a assuré d’innombrables transports humanitaires. Le quadragénaire argumente plus avant. « Nous sommes un des rares pays à avoir une ambassade dans tous les pays du golfe ». Il pointe de surcroît qu’avec Jérusalem, Nicosie a un partenariat stratégique depuis 2010.
Son président, un historien de renom, et son gouvernement de centre droit soutiennent une solution à deux États, ce qui n’enchante pas les Etats-Unis et encore moins Israël, mais, lui en est convaincu : « c’est, à long terme, la seule solution possible ».
Interrogé sur une possible solution à deux États pour Chypre, il se montre farouchement contre. Seule une réunification est envisageable. Depuis 1974 l’île est coupée en deux, occupée au Nord par un gouvernement Chypriote pro turc. « Nicosie est la seule capitale européenne encore divisée », soupire-t-il. « Tout peut basculer très vite, comme on l’a vu par le passé. » De récents incidents violents ont eu lieu le long de la zone tampon, la fameuse « ligne verte », derrière laquelle remarque-t-il « sont stationnés 40 000 soldats turcs ». Un chiffre énorme rapporté au nombre d’habitants de la petite république : moins d’un million. Dans un discours sur les 50 ans de la partition, il avait évoqué « la menace existentielle » qu’est la Turquie.
Néanmoins, l’élection en octobre d’un nouveau président au nord de l’île, Tufan Erhürman, partisan de la réunification, a fait naître de l’espoir chez beaucoup de Chypriotes grecs. Kombos appelle à la circonspection. Le président Erdogan n’a-t-il pas immédiatement réagi en déclarant qu’il continuerait de « défendre les droits et intérêts souverains » du Nord ? Le chef de la diplomatie tempère néanmoins : « Nous tendons la main à la Turquie pour discuter. La balle est dans son camp. »
Sur les questions chaudes européennes aussi, le ministre est prudent. L’Ukraine aura-t-elle signé un traité de paix d’ici à la fin de la présidence chypriote ? Rien n’est moins sûr. Il faut continuer de la soutenir. Atlantiste convaincu, il appelle à une « attitude pragmatique » avec Washington, dont nous Européens avons grand besoin. « Les Américains sont un pilier indispensable de notre sécurité. »
S’agissant des migrations, problème lui aussi polarisant chez les 27, celui que le grand quotidien grec Kathimerini qualifie dans un long portrait d’homme « discret mais méthodique et efficace » et de « force tranquille du gouvernement » estime qu’il faut combattre l’immigration illégale, pour tirer parti de l’immigration légale, dont Chypre a urgemment besoin.
L’économie va si bien, en effet, qu’elle est confrontée à de graves pénuries de main-d’œuvre. « Pour y parer nous avons signé des accords avec les Égyptiens et nous nous tournons désormais vers l’Inde », révèle-t-il.
Il paraît loin le temps où Chypre était au bord de la faillite (2012-2013), et ou la distribution de passeports dorés à des milliers de Chinois et de Russes lui semblait être la seule solution de renflouement des finances publiques (2007-2020), au grand dam de Bruxelles. Aujourd’hui la croissance est à 3 %, les secteurs phare (tourisme, services financiers, transport maritime) se portent bien et le chômage est passé sous la barre des 5 %, alors même que Nicosie a rompu avec Moscou, dès le début de la guerre en Ukraine, se privant de près de 800 000 vacanciers et de nombreux investissements russes. « Nous avons procédé à un virage à 180 degrés », fait valoir le ministre.
« Après de nombreuses tergiversations, apprécie un diplomate du quai d’Orsay, Chypre se tourne vers l’Occident et progresse sur la voie européenne ». Mieux, l’île, qui a rejoint l’UE en 2004, milite pour ouvrir le club à d’autres. « Le Monténégro et aussi l’Albanie ont fait des efforts qu’il faut reconnaître. » Pour lui, l’élargissement, « puissant outil géopolitique », est indispensable, sans quoi les candidats pourraient finir par se tourner vers la Russie. « Nous leur avons fait des promesses, il faut qu’ils voient la lumière au bout du tunnel. » Le juriste sait de quoi il parle. Chypre a attendu 14 ans avant d’être admise, n’a intégré la zone euro qu’en 2008 et est toujours candidate à entrer dans Schengen.
La rencontre a eu lieu rue d’Anjou, à Paris, dans un hôtel chic du VIIIe arrondissement le 15 décembre, aux aurores. Le ministre a ensuite accompagné Nikos Christodoulides, président de la République chypriote, à l’Élysée tout proche pour la signature d’un partenariat stratégique entre les deux pays, pour « approfondir les relations dans les domaines de la défense, de l’économie, de la coopération culturelle, de l’innovation et de l’éducation ».
https://www.challenges.fr/tag_lieu/chypre_2031/