Au mois de décembre 1925, le physicien autrichien Erwin Schrödinger renoua avec l’une de ses anciennes maîtresses. Juste avant Noël, les deux amants partirent pour Arosa, une station de ski dans les Grisons, où ils demeurèrent jusqu’au 9 janvier 1926. Le 27 décembre, Schrödinger écrivit à l’un de ses amis, Willy Wien : « En ce moment, je me bats avec une nouvelle théorie de l’atome. Dommage que je ne connaisse pas davantage de mathématiques ! Mais je suis plutôt optimiste : si je viens à bout de cette théorie, elle sera très belle . » Quelques jours plus tard, le physicien confiera à un autre de ses amis, Hermann Weyl, que c’est au terme d’« un épisode érotique fulgurant et tardif » qu’il a fini par découvrir l’équation qui pilote le comportement des électrons au sein des atomes : la fameuse équation dite « de Schrödinger » était née. Sa publication signera l’acte de naissance de la désormais centenaire physique quantique.

Pile un siècle plus tard, Michel Devoret et deux de ses collègues, John Clark et John Martinis, se sont vus décerner ensemble le prix Nobel de physique. Au milieu des années 1980, les trois chercheurs ont réalisé des expériences démontrant que les phénomènes quantiques peuvent se manifester non seulement au niveau d’objets minuscules tels que les atomes ou les particules élémentaires, mais aussi à des échelles quasi-macroscopiques, ce qui permet de les voir quasiment « à l’œil nu », au sein de circuits électroniques sophistiqués. Ils ont d’abord réussi à faire passer des paquets constitués de milliards d’électrons au travers de barrières de potentiel qui seraient proprement infranchissables si la physique que l’on apprend au lycée était juste. C’est ce qu’on appelle « l’effet tunnel ». De quoi s’agit-il ? Dans notre monde, les cyclistes doivent pédaler sans cesse sur les pentes qui mènent au sommet d’un col, sans quoi ils ne tardent pas à s’immobiliser… Or, il se trouve que les particules quantiques ne sont nullement soumises à cette épuisante obligation. À leur échelle, elles peuvent traverser l’équivalent d’authentiques montagnes sans avoir à dépenser d’énergie et sans qu’il soit nécessaire qu’on leur en fournisse. Elles ont en effet une probabilité non nulle d’apparaître, toutes seules comme des grandes, de l’autre côté des montagnes qu’elles rencontrent… Comme si ces montagnes étaient percées de véritables tunnels au travers desquels les particules pourraient tranquillement passer. Dans le monde quantique, en effet, il n’est nulle étanchéité qui soit garantie. En réalité, il n’y a pas vraiment de « tunnel » : tout se passe plutôt comme si les particules « sautaient » littéralement d’un côté à l’autre de la montagne, sans passer par les positions intermédiaires ; elles font une sorte de saut quantique dans l’espace.

Ce qu’ont démontré Michel Devoret et ses deux co-lauréats du Nobel 2025, c’est que ce phénomène, l’effet tunnel, peut être observé même lorsque l’on a affaire à un très grand nombre de particules, ce dont tout le monde n’était pas convaincu dans les années 1970. En fait, ils ont conçu des circuits électroniques qui se comportent comme des « atomes artificiels », ayant une taille bien plus grande que celle des vrais atomes, de sorte que les propriétés quantiques se laissent voir à grande échelle.

En somme, ils ont à leur façon prolongé les trouvailles de Schrödinger, en intriquant le microscopique et le macroscopique, exploit lui aussi tardif et tout à fait fulgurant.

Avec Michel Devoret, physicien, professeur de physique à l’université de Yale, lauréat du prix Nobel de physique 2025

Etienne Klein et Michel Devoret Etienne Klein et Michel Devoret – Constantin Foniadakis