La gageure était de taille : consacrer un livre à 30 ans de manga français, alors que celui-ci n’a eu longtemps que peu de légitimité, et un lectorat de niche. Il aura fallu toute la passion de Nathanaël Bentura, le rédacteur en chef adjoint niçois de Picsou Magazine, pour se lancer dans une telle aventure. Avec pour ambition de tordre à la fois le cou à certains clichés et de nous prouver que le manga hexagonal a le vent en poupe. Mieux, que la « French touch » version manga commence à faire de l’ombre à son homologue nippon, comme l’a révélé un indice fort en 2018 à Paris : une Japan Expo dédiée au manga français. Autant de signes que le journaliste azuréen n’a pas manqué de repérer.

« Dreamland », le manga français le plus connu, fête ses 20 ans

Et soigneusement consigné sur 320 pages joliment illustrées dans cette immersion au cœur de l’histoire méconnue du manga français, que constitue 30 ans de manga français. Une plongée captivante appuyée par les témoignages d’auteurs et de dessinateurs les plus influents de l’Hexagone, et qui a vu ainsi le jour : « J’avais très envie d’écrire un premier livre, rembobine-t-il, et de le consacrer à ce sujet. Le moment était idéal puisque le premier manga français est sorti en 1996, donc ça fera 30 ans en 2026. Le plus connu, Dreamland, qui va être adapté en série animée, célébrera ses 20 ans au même moment. Et la troisième raison, c’est qu’aucun ouvrage n’avait jamais été publié sur la question. »

Mais une précision s’impose : qu’est-ce qu’un manga ? « Un manga, en soi, c’est le mot japonais pour désigner la bande dessinée. D’où le fait que certains se soient gaussés, en disant parler de manga français, ça n’a pas de sens, puisqu’à partir du moment où c’est français, c’est de la BD et pas du manga. Sauf que l’usage vernaculaire du mot manga a complètement dévié de sa définition propre. Aujourd’hui, quand on parle de manga, on parle d’une BD format poche de 200 pages en noir et blanc, avec beaucoup d’action, de rythme, un découpage particulier, et c’est ce qu’on retrouve chez nos auteurs français qui se sont inspirés de ce format-là. »

Biberonnés au « Club Dorothée »

Des auteurs qui sont apparus par vagues successives, avec un premier déclic marqué par la sortie d’Akira en France à partir de 1982. Dont les éditions Glénat acquièrent la licence et choisissent de le publier sous un format comics. Il sera adapté en film en 1988. Quant à l’autre énorme déclic chez les auteurs de manga français, c’est… le Club Dorothée ! Des centaines de mangakas qui ont aujourd’hui entre 35 et 45 ans, biberonnés au programme jeunesse culte des années 80 ainsi qu’à la BD Franco-Belge, Astérix, Tintin, et autres Spirou. « Mais ce qui les a fascinés, c’était le manga. Qui a véritablement commencé avec Dragon Ball. Et des séries comme Ken le survivant. Des œuvres fondatrices dans leur imaginaire. Ils se sont ensuite rendu compte que ces séries étaient des adaptations de BD. Qui n’avaient absolument rien à voir avec ce qu’ils lisaient à la maison. Ceux qui dessinaient en parallèle ont ainsi commencé très tôt à reproduire ces formats-là. »

Les pionnières du manga

Seul hic : la France ne publiait pas encore ce genre de bande dessinée. L’autoédition est alors devenue un pilier de ce marché, et le demeure encore.

« Aujourd’hui, ça passe par les plateformes de financement participatif type Ulule. Mais à l’époque, c’était les fanzines qu’on se refilait dans des festivals. Ces auteurs faisaient le tour de France. Il y avait Patricia Lyfoung, qui est décédée récemment, l’une des pionnières du manga en fanzine. Elle a permis à de nombreux auteurs de se lancer et d’être révélés. Notamment Jenny, qui est une des pionnières du genre shojo et qui publie actuellement son troisième manga en 20 ans. »

Et qui n’est autre que l’autrice de Pink Diary, plus 150 000 exemplaires vendus. Dofus (adapté d’un jeu vidéo) s’écoulera à 1,2 million d’exemplaires. « 2006 est une année charnière, explique Nathanaël, notamment grâce à Pierre Valls, de chez Pika Éditions qui lance, dès 2005, un magazine de prépublication des œuvres, dans lequel il s’efforce de montrer la French touch du manga. Il lance un appel à témoins et recrute Reno Lemaire et Munki, qui est belge. Et il ouvre la voie à ce marché-là en inventant un contrat type qui sera utilisé pendant la dizaine d’années qui suivra : il propose aux auteurs de signer un premier arc narratif en trois tomes pour voir si ça fonctionne. Si ça ne fonctionne pas, la série s’achève au tome 3. Si le succès est au rendez-vous, la série peut se poursuivre jusqu’à 6, 10, 15 tomes voire plus. »

C’est ainsi que l’on s’achemine vers le premier âge d’or du manga français, entre 2016 et 2018. Dans la foulée du méga-succès de City Hall puis de Radiant en juillet 2013, un des premiers à être traduit en japonais. Une avalanche de créativité stoppée net par le Covid. Il faudra attendre 2023 pour que les éditeurs et les auteurs fassent un retour en force. Avec des séries comme Silence de Yoann Vornière.

Beaucoup de Varois

« Et aujourd’hui, conclut le journaliste, les jeunes auteurs, parmi lesquels on compte d’ailleurs beaucoup de Varois, comme Fabien Fournier, n’ont pas grandi en se disant que c’était impossible de faire du manga. Mais en ayant les modèles de Reno Lemaire et de Tony Valente avec Dreamland et Radiante. Les éditeurs aussi sont beaucoup plus audacieux. Il y a des projets qui n’auraient jamais pu voir le jour il y a dix ou vingt ans. On a toujours d’énormes blockbusters à la japonaise, très orientés vers l’action, mais on a aussi des séries avec des témoignages forts, des drames intimes et intenses. Comme Diamond Little Boy, de Victor Dermo, un récit autobiographique dont le tome 1 est sorti cette année. Preuve que le marché se renouvelle et va chercher des pépites qu’on ne pourrait pas trouver au Japon et qui sont susceptibles de se créer un lectorat peut-être différent. »

La Nouvelle manga

Créé par Frédéric Boilet, l’auteur de L’Épinard de Yukiko, le mouvement de la Nouvelle manga est marqué par une volonté de s’éloigner du manga commercial et de se rapprocher de la nouvelle vague du cinéma français adaptée au manga. Avec des œuvres un peu dépouillées, plus connectées au réel et sans grand artifice. « L’Épinard de Yukiko, écrit Nathanaël Bentura, rappelle ainsi À bout de souffle et Le Mépris, de Jean-Luc Godard, ainsi que les films d’Éric Rohmer. Frédéric Boilet insère également un clin d’œil à François Truffaut, en dessinant en arrière-plan le visage de Jean-Pierre Léaud, l’acteur des Quatre-cents coups. Bref, c’est une nouvelle manga au récit typiquement français, et au graphisme tout particulier, car les cases sont dessinées comme des photographies. »

30 ans de manga français. De Nathanaël Bentura. Éditions Pix’n Love. 350 pages. 39,90 euros.