LES ARNAQUEURS DE L’UNION EUROPÉENNE (3/5). Entre un entrepreneur « patriote » qui s’enrichit sur le dos de l’Ukraine et une Église qui revend l’aide alimentaire, la Pologne découvre l’étendue de ses fraudes européennes.
À Bruxelles, le « cas polonais » embarrasse. Allié stratégique face à la Russie, bénéficiaire de 163 milliards d’euros depuis 2004, la Pologne offre pourtant un spectacle édifiant : 91 millions d’euros détournés sur l’aide ukrainienne, des générateurs vendus cinq fois plus cher que leur prix d’achat, une association religieuse qui revend la nourriture des réfugiés. Bienvenue dans le Far West des fonds européens version polonaise.
Janvier 2023. L’Ukraine grelotte sous les frappes russes. Bruxelles débloque 114 millions d’euros pour des générateurs de secours. La Pologne hérite de la gestion via la RARS, l’agence gouvernementale des réserves stratégiques. Sur le papier, tout roule. Dans la réalité ? Un désastre.
Le plus gros scandale de l’ère PiS
L’agence européenne de lutte contre la fraude (Olaf) lance une enquête en juillet 2023. Ce que découvrent les enquêteurs dépasse l’entendement. La RARS, dirigée par Michal Kuczmierowski – proche du Premier ministre, Mateusz Morawiecki – a organisé un système de corruption à grande échelle.
Entre en scène Pawel Szopa, entrepreneur à succès de la marque Red Is Bad (« Le rouge, c’est mal »), vendeur de vêtements « patriotiques » ornés d’aigles blancs et de hussards. Un patriote, vous dit-on. Un proche du parti Droit et Justice (PiS) alors au pouvoir.
Pawel Szopa achète des générateurs en Chine pour 69 millions de zlotys (environ 16 millions d’euros), qu’il revend à la RARS pour 350 millions de zlotys (81 millions d’euros). Vous avez bien lu : une marge de plus de 507 % !
Corruption et clientélisme électoral
Attendez, ce n’est pas fini. Selon les enquêteurs, ces générateurs n’ont jamais atteint l’Ukraine. Ils ont été distribués… dans des circonscriptions électorales où des candidats du PiS se présentaient aux législatives d’octobre 2023, notamment celle où Kuczmierowski lui-même était candidat. Les casernes de pompiers polonaises ont reçu des générateurs destinés aux hôpitaux ukrainiens. Un détournement humanitaire transformé en opération de clientélisme électoral.
L’Olaf établit que « certains contractants ont facturé à la RARS jusqu’à 40 % de plus que leurs coûts d’achat ». Les enquêteurs découvrent un système sophistiqué : pas d’appels d’offres transparents, des contrats attribués de gré à gré à des entreprises amies, des avances colossales versées sans garanties suffisantes. Et surtout, une résistance acharnée de la RARS à coopérer avec l’Olaf, en violation flagrante de ses obligations contractuelles.
Le directeur du bureau d’achat de la RARS, Justyna Gdanska, raconte comment Kuczmierowski lui passait ses ordres : « Sur de petits bouts de papier. Une fois que je les avais lus, il les détruisait. » Les commandes devaient aller uniquement « aux entreprises désignées par la direction », selon les révélations d’Oko Press.
En février 2025, l’Olaf rend son verdict : l’office recommande la récupération de 91 millions d’euros, plus 22 millions sécurisés avant qu’ils ne soient dépensés frauduleusement. Au moins trois arrestations ont lieu. « Nous avons besoin que chaque euro d’aide européenne à l’Ukraine atteigne ceux qui en ont besoin, insiste Ville Itälä, le directeur général de l’Olaf. Protéger cette aide, ce n’est pas seulement une question d’argent des contribuables, c’est une question de sécurité. »
Que devient Kuczmierowski ? Il est d’abord parti en fuite, puis il a été arrêté à Londres en septembre 2024. Il attend son extradition depuis Chypre. Pawel Szopa a été arrêté en République dominicaine en octobre 2024, et rapatrié en Pologne. Il collabore désormais avec les procureurs. L’affaire a donné lieu à seize inculpations au total.
Le nouveau gouvernement de Donald Tusk, arrivé au pouvoir en décembre 2023, parle d’un scandale « qui jette la honte sur la Pologne ». Adam Szlapka, ministre des Affaires européennes, qualifie les conclusions de l’Olaf de « choquantes » et d’« acte d’accusation contre le copinage du PiS ».
Quand l’Église vend la nourriture des pauvres
Si l’affaire RARS illustre la corruption politique, celle de « l’association religieuse » – comme l’appelle pudiquement le Parquet européen – révèle une autre facette de la fraude polonaise : l’exploitation cynique des programmes humanitaires.
En juillet 2025, six personnes sont arrêtées à Katowice. Elles sont membres d’une organisation religieuse affiliée à l’Église vieille-catholique polonaise. Leur crime ? Avoir revendu 2 500 tonnes de nourriture destinée aux réfugiés.
Le programme européen avait alloué 3,7 millions d’euros de denrées pour les personnes en situation de pauvreté. L’association avait également reçu 500 000 euros pour les frais de transport et de stockage en chambre froide.
Sauf que ces chambres froides n’existaient pas. Plutôt que de nourrir les nécessiteux, l’organisation a vendu la nourriture à des commerces en Pologne et à l’étranger – Slovaquie, Ukraine et même Gambie !
Les enquêteurs mettent au jour un système de documents frauduleux permettant de justifier les subventions. Le Parquet européen mène 34 perquisitions à travers la Pologne. Six inculpés sont en détention préventive. Les biens immobiliers gelés s’élèvent à 350 000 euros.
Les carrousels TVA : quand la criminalité s’industrialise
C’est la première affaire jugée par les procureurs européens délégués depuis que la Pologne a rejoint le Parquet européen (EPPO) le 28 janvier 2025 – après des années de blocage sous le gouvernement PiS, farouchement opposé à cette institution qu’il jugeait attentatoire à la souveraineté nationale.
Au-delà de ces affaires spectaculaires, la Pologne est devenue une plaque tournante des fraudes carrousel à la TVA. Le principe est simple : des marchandises chinoises – smartphones, AirPods – entrent dans l’Union européenne via la « procédure douanière 42 » qui diffère le paiement de la TVA. Sur le papier, la destination des articles est censée être la Lituanie. Dans les faits, les marchandises restent en Pologne ou partent pour l’Allemagne, l’Espagne, la France ou l’Italie. Le « trader manquant » disparaît sans payer la TVA. Documents falsifiés, sociétés écrans au nom de Lituaniens, d’Ukrainiens et de Russes.
En avril 2025, l’Olaf démantèle un réseau : quatre arrestations, cinquante perquisitions qui nécessitent la coopération de cinq pays. Ces fraudes s’inscrivent dans des réseaux tentaculaires : l’opération « Midas » du Parquet européen (195 millions d’euros sur 17 pays), l’opération « Calypso » en juin 2025 (700 millions sur 14 pays donnant lieu à 101 perquisitions).
Le test du changement
L’adhésion de la Pologne au Parquet européen en janvier 2025 marque donc un tournant que l’on doit au gouvernement Tusk. Après huit ans de gouvernement PiS, la Pologne a chuté de la 29e à la 53e place dans l’indice de corruption de Transparency International. Le nouveau gouvernement Tusk multiplie les gestes : restructuration du Bureau anticorruption, création d’un Bureau central de lutte contre la corruption, projet de « bouclier anticorruption ».
Le test décisif réside dans la capacité à récupérer les 91 millions de l’affaire RARS et à juger rapidement les responsables. Car avec 163 milliards d’euros reçus en vingt ans et des dizaines de milliards encore à venir, la Pologne reste une cible de choix.
Donald Tusk doit prouver que le changement de gouvernement n’est pas qu’un lifting de façade, mais une transformation profonde d’une culture où les « petits bouts de papier » pour détourner l’argent public européen appartiennent définitivement au passé.