LES ARNAQUEURS DE L’UNION EUROPÉENNE (4/5). Gendre du Premier ministre enrichi, enquêteurs européens espionnés, justice aux ordres : bienvenue en Hongrie, où l’État protège les fraudeurs.
Il y a deux lectures en conflit sur la Hongrie : celle d’un pays qui se bat contre « l’EURSS » pour sauvegarder sa souveraineté contre les « eurocrates » de Bruxelles. C’est la vision que défend urbi et orbi Viktor Orban. Et puis, il y a une version peu reluisante : ce discours « souverainiste » rabâché n’est qu’un aimable paravent qui cache un pouvoir organisé en clans se partageant le magot européen et dont le népotisme désespère jusqu’aux plus hauts fonctionnaires hongrois…
Pour l’Olaf, l’office antifraude européen, c’est la seconde version qui est documentée. Entre 2015 et 2019, le pays affiche 36 % d’appels d’offres publics à candidat unique. Un système dans lequel le gendre du Premier ministre empoche 40 millions d’euros de contrats truqués, les enquêteurs européens sont espionnés, et la justice classe sans suite les dossiers les plus accablants.
En Hongrie, la corruption n’est pas un bug : ce serait le système, dénoncé par le principal opposant de Viktor Orban, Peter Magyar, lui-même issu du parti au pouvoir et ancien époux de la ministre de la Justice, Judit Varga. La dénonciation vient du cœur du pouvoir… Et elle fait mal.
L’affaire Elios, le népotisme à l’échelle industrielle
L’histoire commence à Felcsut, village de 1 700 habitants où Viktor Orban a grandi. Son ami d’enfance, Lorinc Meszaros, n’a rien du capitaine d’industrie à l’origine. Il exerce l’honnête métier de plombier en 2010 quand Viktor Orban accède au pouvoir ; dix ans plus tard, il devient l’homme le plus riche de Hongrie. Ce qui s’appelle changer du plomb en or !
Mais le cas emblématique reste Istvan Tiborcz, le gendre de Viktor Orban. Entre 2011 et 2015, sa société Elios décroche 35 contrats d’éclairage public : 40 millions d’euros de fonds européens. Istvan Tiborcz a 27 ans, son entreprise existe à peine.
L’Olaf enquête deux ans. Le procédé est simple : dans la ville de Vac, la société Sistrade (dirigée par Endre Hamar, ami d’Istvan Tiborcz) conseille la municipalité sur les critères techniques de l’appel d’offres. Résultat : des spécifications sur mesure pour qu’Elios soit la seule candidature valable. Des critères, qui plus est, modifiés à la dernière minute pour exclure les concurrents.
Des lampadaires payés au prix du luxe
Autre anomalie : les prix. Alors que le coût des LED s’effondre de 50 % sur le marché entre 2011 et 2015 – révolution technologique oblige –, Elios pratique l’exploit inverse : l’entreprise facture ses lampadaires jusqu’à 56 % plus cher que le prix du marché. Un tour de force économique qui défie les lois de la concurrence.
L’Olaf décortique les factures. À Vac, les lampadaires Elios coûtent en moyenne 1 500 euros pièce, alors que des modèles équivalents se négocient à 650 euros chez les concurrents. Dans certaines communes, l’écart atteint des sommets vertigineux : 2 000 euros le lampadaire, soit trois fois le prix du marché.
Comment justifier de telles surfacturations ? Elios invoque la « qualité supérieure » de ses produits, leur « durabilité exceptionnelle », les « prestations d’installation complexes ». Sauf que les experts mandatés par l’Olaf démontent l’argumentaire : les lampadaires installés sont des modèles standards, achetés en Chine comme ceux de la concurrence. Aucune caractéristique technique ne justifie un tel surcoût.
Le mécanisme est rodé : Elios achète ses lampadaires à bas prix en Asie, les fait transiter par des sociétés-écrans pour gonfler artificiellement les coûts, puis les revend aux municipalités hongroises à prix d’or – le tout financé par les contribuables européens. Une chaîne de valeur entièrement construite pour maximiser les marges.
Les bénéfices parlent d’eux-mêmes. En 2014, Elios affiche une marge nette de 14 % – un niveau stratosphérique pour le secteur de l’éclairage public, où les marges tournent habituellement entre 3 et 5 %. Sur quatre ans, entre 2011 et 2015, les profits de l’entreprise explosent de 3 millions de dollars. Un jackpot rendu possible par une seule chose : l’absence totale de concurrence réelle.
L’Olaf conclut à des « irrégularités graves »
Car c’est là le cœur de l’arnaque. Dans un marché normal, des prix aussi gonflés attireraient immédiatement des concurrents. Mais quand les appels d’offres sont calibrés pour n’avoir qu’un seul candidat remplissant les cases, quand les critères techniques sont rédigés par les amis du soumissionnaire, quand les offres concurrentes sont systématiquement écartées pour des motifs fallacieux, la loi du marché ne joue plus. Reste un système de rente pure, où l’argent européen coule directement dans les poches du gendre du Premier ministre.
Conclusion de l’Olaf en décembre 2017 : « irrégularités graves », « conflit d’intérêts ». L’office recommande de récupérer 40 millions d’euros et d’ouvrir une procédure pénale.
Quand les services secrets espionnent l’Olaf
En 2016, la police hongroise ouvre une première enquête sur Elios. Conclusion rapide, rendue en quelques mois : « aucun crime commis ». Pourtant, l’Olaf ne lâche rien. En janvier 2018, l’office européen transmet son rapport détaillé de plusieurs centaines de pages au Parquet général hongrois, assorti d’une recommandation judiciaire explicite : ouvrir une procédure pénale.
Le procureur général Péter Polt – nommé par Fidesz, le parti d’Orban – lance une deuxième enquête. Résultat, en novembre 2018 : nouveau classement sans suite. Motif identique : « absence d’infraction pénale ».
Aucune audition des témoins clés mentionnés par l’Olaf. Pas d’expertise comptable indépendante sur les prix pratiqués. Pas de perquisitions dans les locaux d’Elios ou de Sistrade. Les enquêteurs hongrois se sont contentés d’interrogations de surface, évitant soigneusement de creuser là où les preuves auraient été accablantes.
Le coup de grâce intervient début 2019. Pour couper court définitivement à toute poursuite, le gouvernement hongrois annonce une décision inédite : il ne demandera finalement pas le remboursement des fonds européens à Elios. À la place, ce sont les contribuables hongrois qui paieront intégralement la facture – 40 millions d’euros prélevés sur le budget national pour couvrir rétroactivement les contrats d’éclairage public.
Cette décision n’est pas qu’une pirouette budgétaire. Elle a une conséquence juridique radicale : dès lors que les factures ne sont plus payées par des fonds européens mais par de l’argent hongrois, l’Olaf perd automatiquement sa compétence d’investigation. L’office européen ne peut enquêter que sur les fraudes impliquant le budget de l’UE. Si la Hongrie assume elle-même les coûts, l’affaire échappe à la juridiction européenne. Rideau. L’affaire Elios est juridiquement enterrée.
Istvan Tiborcz, lui, a opportunément vendu ses parts dans Elios en avril 2015, quelques semaines après les premières révélations du média Direkt36. Officiellement, il se retire des affaires. Dans les faits, il investit dans l’immobilier, les start-up technologiques, continue de prospérer. En 2020, à 33 ans, il entre dans le club très fermé des 100 Hongrois les plus riches, avec une fortune personnelle estimée à 109 millions d’euros. Il est le plus jeune membre de ce palmarès. Et un CV blanc comme neige.
Bruxelles durcit le ton
Entre 2015-2019, la Hongrie est championne du tableau de chasse de l’Olaf : 18 irrégularités détectées (0,53 % des fonds – un record). En 2022, on dénombre 15 nouvelles enquêtes, dont celle du métro de Budapest (283 millions d’euros, dont 55 millions pour la BEI), des projets scolaires (3,6 millions), de la gestion des déchets (11 millions)… Avec toujours le même scénario : appels d’offres truqués, surfacturation.
En 2021, 36 % des marchés publics hongrois n’enregistrent qu’un seul candidat (la moyenne de l’UE se situe à 15 %). Et les bénéficiaires sont généralement des entreprises proches du pouvoir. L’ami d’enfance, Meszaros, remporte à lui seul 3 % de tous les appels d’offres en 2017, presque entièrement sur fonds européens.
Les partenaires européens s’agacent. D’autant que le plan de relance, adopté en décembre 2020, va faire couler beaucoup d’argent dans les années suivantes. Les Pays-Bas et Angela Merkel (l’Allemagne assure la présidence tournante de l’UE) verrouillent un mécanisme de conditionnalité liant fonds européens et État de droit. Il s’agit du premier dispositif antifraude d’ampleur. La Hongrie tarde à faire les réformes nécessaires pour s’y conformer. En 2022, le Conseil gèle 7,5 milliards d’euros destinés à Budapest. Ils sont ensuite partiellement débloqués après des « réformes » légères.
La Hongrie refuse de rejoindre le Parquet européen (EPPO). Le motif invoqué est toujours le même : la souveraineté nationale. Pour les adversaires d’Orban, il s’agit surtout d’éviter que des procureurs indépendants mettent le nez dans les dessous-de-table du pays.