Utilisés dès les premiers mois de l’invasion russe, les drones occupent aujourd’hui une place centrale sur le front ukrainien. Selon l’état-major de Kiev, 70% des pertes seraient désormais causées par ces engins bon marché et efficaces, en particulier les drones FPV, pilotés en immersion.
Dès les premiers jours de l’invasion russe en février 2022, les drones ont fait partie du dispositif militaire ukrainien et russe. Les premières semaines ont été marquées par la diffusion d’images devenues virales , celles de drones turcs Bayraktar TB2 détruisant des blindés russes à l’arrêt, souvent sur fond de musique patriotique. À l’époque, ces frappes ciblées avaient une forte valeur symbolique, mais sur le plan militaire, les armes traditionnelles – obusiers, tanks, hélicoptères, missiles – restaient dominantes. Les drones étaient encore perçus comme un outil complémentaire, un multiplicateur d’efficacité, mais non comme un acteur principal.
Au printemps 2025, la situation a radicalement évolué. Selon Roman Kostenko, président de la commission de la défense et du renseignement du Parlement ukrainien, les drones sont aujourd’hui responsables d’environ 70% des pertes matérielles et humaines des deux camps. Dans certaines batailles, ce chiffre monterait à 80%, d’après des commandants interrogés par le New York Times. Désormais, les drones tuent donc plus et détruisent plus de matériel et de véhicules que toutes les armes de guerre conventionnelles réunies.
Un glissement tactique et technologique qui modifie profondément l’expérience du combat. L’artillerie, dont le son reste omniprésent sur le champ de combat, n’est plus la crainte principale. Les drones FPV, petits appareils télécommandés et souvent modifiés, ont pris le relais. Depuis des zones boisées et des abris dissimulés, les pilotes les dirigent à distance, casque sur les yeux, joystick en main. Les tranchées restent vitales, mais ne sont plus aussi efficaces contre ce type de frappes chirurgicales. « C’est comme si des milliers de tireurs d’élite flottaient dans le ciel », résume un soldat cité dans le quotidien new-yorkais.
>> Revoir le reportage du 19h30 sur une série d’attaques de drones russes sur Kiev à la fin du mois de mars : Une série d’attaques de drones russes sur Kiev a fait au moins trois morts et dix blessés / 19h30 / 17 sec. / le 23 mars 2025 Un coût dérisoire
Sur le champ de bataille ukrainien, plusieurs types de drones cohabitent. Certains modèles longue portée frappent régulièrement des cibles à des centaines de kilomètres, parfois jusqu’à Moscou. En mer Noire, des drones maritimes ukrainiens ont contraint la flotte russe à se replier vers l’est, loin des côtes occupées de Crimée, comme le rappelle un article d’areion24.news, site d’actualité spécialisé dans les relations internationales et les questions militaires.
Mais la véritable rupture stratégique, ce sont bien les drones FPV, pilotés en immersion à quelques kilomètres du front.
Leur coût dérisoire — quelques centaines d’euros — les rend accessibles en masse. « C’est bien simple, on utilise les drones comme on utilise une cartouche. Pour tuer un simple soldat, on peut utiliser jusqu’à cinq drones. Normalement, avec cinq drones, on a éliminé la cible, ou bien elle s’est mise à l’abri », témoignait ainsi début mars dans Le Figaro un sergent ukrainien en poste dans la région de Donetsk.
Un militaire ukrainien appartenant à la 113e brigade de défense territoriale des forces armées ukrainiennes pilote un drone FVP lors d’un entraînement, dans la région de Kharkiv, le 19 janvier 2025. [REUTERS – Alina Smutko]
Moins chers que des obus, ces drones saturent désormais le ciel du front. Une situation qui a forcé l’artillerie lourde et les blindés à se retirer en profondeur. A titre d’exemple, sur les 31 chars Abrams livrés par les États-Unis, 19 ont été détruits, mis hors service ou capturés, la plupart par des drones. La quasi-totalité des autres ont été retirés du front, selon des responsables ukrainiens.
Des frappes moins puissantes mais plus précises
Les FPV d’attaque sont globalement utilisés de deux façons: soit pour larguer des grenades sur les tranchées, soit comme drones kamikazes, en piqué, avec une charge explosive embarquée. S’ils causent moins de dégâts que l’artillerie classique, ils sont capables de viser avec précision des parties sensibles.
« Un petit drone FPV ne détruit pas une pièce d’artillerie, mais en frappant le tube (le canon, ndlr), il la rend inutilisable », explique sur X Stéphane Audrand, consultant en risques internationaux.
Contenu externe
Ce contenu externe ne peut pas être affiché car il est susceptible de collecter des données personnelles. Pour voir ce contenu vous devez autoriser la catégorie Réseaux sociaux.
Accepter Plus d’info
Si les drones prennent une part désormais prépondérante aux combats, celui qui est aussi historien et officier de réserve dans l’armée française met en garde contre toute conclusion hâtive. « Ni le char, ni l’artillerie, ni l’hélicoptère ne sont morts », prévient-il. « Le drone ne les remplacera pas, il s’ajoute à eux et complexifie la dynamique ‘épée/bouclier’ et ‘chat/souris’. Chaque armée doit s’adapter sous la contrainte, de plus en plus vite », précise-t-il.
Une production en hausse
Mais face à l’efficacité actuelle des drones, les deux belligérants ont décidé d’intensifier leur production. Début mars, l’Ukraine a annoncé prévoir l’achat de 4,5 millions de drones FPV pour 2025, soit plus du double qu’en 2024. La semaine dernière, Oleksander Kamyshin, ancien ministre des Transports ukrainien, puis de l’Industrie stratégique, et désormais conseiller présidentiel, a annoncé lors d’une interview pour le média ukrainien Radio Charter que le pays serait même capable de produire 5 millions de FPV par an, rappelant que plus de 150 producteurs de ce type d’engins étaient présents en Ukraine.
Preuve supplémentaire de l’engouement ukrainien pour les drones FPV, le gouvernement a annoncé en février 2025 le lancement du projet « Drone Line », qui a pour but d’intégrer des drones dans les opérations des unités d’élite des Forces terrestres et du Service des gardes-frontières de l’Etat, avec pour objectif de créer « une zone de destruction de 10 à 15 kilomètres de profondeur », capable de garantir que les forces ennemies ne pourront s’y déplacer sans subir « de lourdes pertes ». Un projet déjà soutenu par les Pays-Bas avec une aide de 540 millions de dollars.
Un militaire ukrainien du bataillon de drones d’attaque de la brigade Achilles, transporte un drone FPV avant qu’il ne vole, près d’une frontière russe dans la région de Kharkiv, en Ukraine, le 15 mai 2024. [REUTERS – Inna Varenytsia]
Côté russe, le nombre de drones produits est plus difficile à estimer mais semble également en constante augmentation. A l’été 2024, le ministre de la Défense russe Andreï Belooussov a affirmé que la Russie produisait 4000 drones FPV par jour, soit 1,46 million d’unités par an. Début mars, Moscou a également annoncé son intention de construire une usine de drones en Biélorussie voisine. Cette dernière devrait produire jusqu’à 100’000 unités par an, mais aucun détail n’a été donné sur le type de drones qui y seront fabriqués, rapporte le média ukrainien The Kyiv Independent.
En novembre 2024, Vladimir Poutine a par ailleurs implicitement confirmé que le ministère russe de la Défense envisageait de créer une branche militaire dédiée aux systèmes sans pilote, une première dans l’armée russe. Cette initiative vise à centraliser et structurer des unités de drones jusque-là développées de manière informelle et dispersée depuis 2022, sous la supervision directe du ministre Andreï Belooussov.
Des grandes puissances qui observent
Devenus incontournables sur le front ukrainien, les drones FPV pourraient pourtant n’être qu’une étape d’une évolution plus vaste. À moyen terme, c’est l’arrivée possible de drones autonomes et coordonnés qui se profile.
« La prochaine étape consiste à dépasser le modèle ‘un drone, un opérateur’ pour adopter des ‘essaims de drones’: des réseaux autonomes et intelligents de plusieurs drones contrôlés par un seul opérateur », explique dans un texte publié au mois de février pour The Kyiv Independant Natalia Kushnerska, directrice de Brave1, une initiative ukrainienne visant à accélérer l’innovation militaire en facilitant la collaboration entre les startups, le gouvernement et les investisseurs.
Les grandes puissances tirent aussi leurs conclusions des enseignements de la guerre en Ukraine et de l’efficacité des drones. Aux États-Unis, le Pentagone a ainsi lancé le programme « Replicator », afin d’accélérer le déploiement de flottes de drones autonomes et bon marché, capables d’opérer en essaim afin de submerger un adversaire. Des investissements significatifs ont été engagés pour mettre en service des milliers de ces engins d’ici 18 à 24 mois. La Chine intensifie également ses propres programmes. L’Armée populaire de libération a intégré des drones FPV armés dans ses récents exercices, soulignant son intention de les employer à grande échelle. Des rapports font état d’une commande d’environ un million de FPV d’ici 2026.
Contenu externe
Ce contenu externe ne peut pas être affiché car il est susceptible de collecter des données personnelles. Pour voir ce contenu vous devez autoriser la catégorie Réseaux sociaux.
Accepter Plus d’info
Si la guerre en Ukraine semble donc servir de laboratoire pour une nouvelle génération de technologies militaires, il est à noter que les drones possèdent toujours d’importantes limites. Bien que devenus incontournables sur le front, ils ne possèdent pas la puissance destructrice nécessaire pour remplacer l’artillerie lourde.
Tristan Hertig