Si vous débarquez à la gare de Rennes après avoir vécu ailleurs pendant une décennie, votre première pensée a sans doute été : « Mince, je suis descendu dans la mauvaise ville ! » Et la deuxième : « C’est quoi, cette sculpture de cheval bizarre ? » Pas de panique. Vous venez d’expérimenter l’effet EuroRennes, une métamorphose urbaine qui a secoué 58 ha -et qui n’est pas terminée.
Projet de LGV
Petit récap. Au mitan des années 90, le quartier de la gare a un goût d’inachevé. Ce lieu devrait être le cœur battant de la capitale bretonne. C’est un cul-de-sac. Des commerces tristounets, des bagnoles partout, un centre-ville pas tout proche… Rennes semble prisonnière d’une décision vieille d’un siècle et demi : tenir les rails à distance de la cité. Même la toute récente gare (1992) ne crie pas franchement « XXIe siècle » avec son look acier et verre fumé. Surtout, elle va se révéler cruellement sous-dimensionnée, les décideurs locaux ayant fait l’erreur de ne pas anticiper le boum des transports en commun qui se profile.
Heureusement, le projet de Ligne à grande vitesse va rebattre les cartes. En mettant Paris à 1 h 25 de Rennes, il en fera presque une nouvelle banlieue. C’est sûr : les entreprises nationales et européennes, alléchées par les prix bas et le cadre de vie, viendront s’y installer en masse. Il leur faut donc un écrin pour les accueillir dignement.
Hibernatus
La ville doit « rayonner », répète Daniel Delaveau, successeur d’Edmond Hervé à la mairie. Pour cela, il faut remodeler la gare et le quartier qui l’entoure. Nom de code de l’opération : EuroRennes. Un paradis du business où tous les moyens de transport convergeront, notamment la ligne B du métro, alors prévue pour 2018. De quoi illuminer Rennes sur la carte de l’Europe. Concrètement, ce sera une Zone d’aménagement concertée (Zac), hors équipements publics, de 284 000 m² pour un coût total de 127,48 M€ HT. Outre 125 000 m² d’activités de bureaux, on y trouvera 1 430 logements et 39 000 m² de commerces, services et équipements. De quoi éviter l’effet « ville fantôme » le soir et le week-end.
Quelques mauvaises langues prétendent que cet EuroRennes a un goût de réchauffé. Ne serait-ce pas un succédané d’EuraLille, inauguré en 1994 ? Un Hibernatus de l’époque des grands projets qui débarquera trente ans après la bataille ?
Face aux critiques, la Ville embauche un architecte d’envergure internationale, solidement arrimé dans l’époque : Jacques Ferrier. Ce quinqua aux cheveux ébouriffés et à la chemise perpétuellement entrouverte va signer le pavillon français de l’Exposition universelle de 2010 à Shanghai. Ingénieur de formation, il connaît bien Rennes pour y avoir enseigné dix ans. Il vante le concept de « ville sensuelle », un néo-urbanisme qui flatte les cinq sens, à rebours de l’architecture banalisée qu’on trouve partout (y compris chez nous).
Les architectes sont des gens étranges. Là où le commun des mortels voit des rails, Jacques Ferrier imagine un fleuve. Pour lui, la voie ferrée qui tranche la ville en deux, bordée de friches, doit être traitée comme un cours d’eau et ses berges. Constatant que Rennes sud est plus haute que Rennes nord d’une dizaine de mètres, il imagine glisser la gare sous une colline-jardin en pente douce, manière de « recoudre » les deux rives. Pas question de nivelage ! La nature sera dans l’ADN d’EuroRennes, promet-il au public, devant des maquettes en 3D vert pétant.
La tour qui rétrécit
En 2016, l’enthousiasme est retombé d’un cran. Les premières ambitions ont été abandonnées -adieu le gigantesque panneau d’affichage électronique le long des façades en bord de rails. Les « nappes végétalisées » censées coiffer les installations ferroviaires ont aussi été remisées au placard. Et puis il y a le gratte-ciel. Dès les premières images d’EuroRennes, les élus promettent un « bâtiment-signal » de 120 m, oriflamme saluant l’arrivée en ville des businessmen internationaux et manucurés. La direction de la prison des femmes, elle, goûte peu ce belvédère qui offrirait une vue plongeante sur les cellules.
Critiqué par les riverains, trop haut au vu de la réglementation aérienne, l’édifice est raboté plusieurs fois. Les visuels futuristes se succèdent et finissent à la corbeille, au gré des caprices économiques et des désistements de clients potentiels. La montagne accouche finalement d’une souris de 50 m. Son totem scalpé, c’est l’ambition d’EuroRennes qui se cogne au principe de réalité.
EuroRennes a besoin d’une locomotive
Entre-temps, l’architecte star a quitté le navire. Ses collègues du cabinet FGP, Philippe Gazeau et Louis Paillard, poursuivent la traversée. Les travaux démarrent en 2015, avec pour consigne de ne jamais entraver le trafic ferroviaire. Un an plus tard, la mue est tangible. La façade de la gare est éventrée. Son horloge emblématique déposée après un dernier vol au bout d’une grue. Tic, tac : la LGV arrive dans un an mais, pour l’instant, c’est d’une locomotive dont EuroRennes a besoin.
Contre toute attente, les grandes boîtes nationales et européennes ne se bousculent pas au portillon. Il s’avère que « les entreprises perçoivent le TGV non comme un argument de développement de leur activité (…) mais comme un service supplémentaire », tacle l’agence d’urbanisme Bordeaux Métropole Aquitaine dans un rapport, cité par L’Express en 2014, sur les expériences françaises similaires à l’équivalent local d’EuroRennes. Restent les sociétés locales. Le Breton Yves-Rocher s’est implanté à l’angle de la rue de l’Alma en 2000. Depuis, la liste des candidats potentiels s’amenuise. Le Crédit agricole est parti à la Courrouze, Le groupe Le Duff à Bréquigny, la BPO à Saint-Grégoire et l’IRT B-Com à Cesson-Sévigné. Pour des questions d’agenda, d’accessibilité, ou de prix trop élevé.
Un tarif digne de Lyon ou de Marseille
EuroRennes affiche alors un prix de location de 215 €/m² par an. Un tarif digne de Lyon ou de Marseille. D’après un sondage de la Chambre de commerce et d’industrie, seuls 4 % des entrepreneurs locaux intéressés seraient prêts à payer plus de 200 €/m²…
Tout le monde ne boude pas le secteur. L’homme d’affaires breton René Ruello, ex-patron du Stade rennais, a compris depuis longtemps l’intérêt du quartier de la gare. Depuis le début des années 90, il acquiert tranquillement hôtels et cafés dans les rues avoisinantes. La SNCF a confié à sa société Demeter la commercialisation de dix cellules dans la nouvelle gare, aux surfaces alléchantes.
Les candidats affluent. Même si le bâtiment flambant neuf n’est pas exempt de couacs : infiltrations d’eau en hiver, pelouses jaunies par le manque d’entretien en été… La SNCF est d’ailleurs soupçonnée d’avoir surestimé les flux de la LGV qui justifiaient l’agrandissement de la station. Elle tablait sur 128 000 voyageurs par jour en 2020, ils seront finalement 40 000. Le prix des billets, lui, explose. Ceci explique peut-être cela.
Attractivité
En 2020, le monde bascule dans la pandémie. Soudain, on ne parle plus que télétravail, navettage et bien-être au boulot. Les entreprises veulent des emplacements en cœur de ville, avec boutiques et accès directs au métro. EuroRennes coche les cases. De plus, le lancement commercial de chaque immeuble a été temporisé pour éviter la concurrence et la suroffre. En mêlant tertiaire et habitation, en prévoyant des restaurants, des crèches et même un cinéma, Rennes a démontré qu’un quartier d’affaires pouvait aussi être un lieu à vivre. « Le centre d’affaires séduit les jeunes cadres », note L’Obs en 2021, « notamment ceux à qui le télétravail et la LGV permettent de faire la navette entre un pied-à-terre parisien et une maison de ville avec jardin à Rennes. » Conséquence : « Les biens immobiliers se vendent rapidement et les prix flambent. »
« On voit des familles qui veulent s’installer près de la gare pour faciliter des déplacements professionnels à Paris, mais la hausse du prix est davantage liée à la conjoncture », tempère Gaël Lemarié, président délégué de la Fnaim en Ille-et-Vilaine. « Sur l’ensemble du marché, on prenait 10 % par an entre 2020 et 2023. En 2025, il y a une stabilisation et même une légère baisse sur le bassin rennais. Dans les prochaines années, EuroRennes pourrait échapper à la conjoncture globalement moins favorable à l’immobilier grâce à son attractivité. » Pour lui, le quartier d’affaires a tenu ses promesses « avec des taux de remplissage de quasiment 100 % ». Petit bémol : « En termes de commerces, au-delà des nouveaux restaurants, il n’y a pas grand-chose. »
Leader locaux à la recherche de bureaux
Quant au rêve d’attirer massivement les gros investisseurs de la capitale, le retour ne vaut clairement pas les noces. « Une entreprise parisienne qui dit à ses 50 salariés : “On va tous déménager avec femmes et enfants sur Rennes”, ça n’existe pas », sourit Éric Debarnot, directeur entreprise et commerce chez Giboire, dont les deux programmes commercialisés à EuroRennes font le plein. On trouve tout de même des grands noms nationaux, comme le groupe immobilier Icade, ou encore le constructeur Vinci qui a implanté sa direction Ouest boulevard Solférino.
EuroRennes a également su séduire des leaders locaux à la recherche de bureaux centraux et aux normes de constructions actuelles, comme Niji, Neosoft et Samsic. « Ce sont des gens qui travaillent à l’international et sont à la recherche de matière grise dans le bassin rennais, où les salaires et l’immobilier sont moins chers. Les jeunes ingénieurs ne rêvent plus de faire fortune à Paris alors qu’ils habitent à trois quarts d’heure de Saint-Malo… »