« Il est inacceptable et cela mérite une profonde consternation, que Valérie (*), mineure vulnérable, ait été placée sous la responsabilité des services de l’Aide sociale à l’enfance [ASE, NDLR] de ce département, sans qu’aucune mesure véritablement corrective ou protectrice n’ait été mise en place. »
Ainsi commence le courrier, en forme de mise en demeure, que viennent d’adresser deux avocats, Mes Michel Amas et Olivier Le Mailloux, à la présidente du Conseil départemental des Bouches-du-Rhône, Martine Vassal.
Dans ce document que nous avons pu consulter, les juristes marseillais pointent ce qu’ils qualifient de « dysfonctionnements graves » dans la prise en charge et l’accompagnement d’enfants confiés à l’Aide sociale à l’enfance.
Des mises en demeure qui, faute de réponse, déboucheront — de l’aveu des avocats — dans les jours qui viennent sur le dépôt d’une assignation en responsabilité pour faute devant le tribunal judiciaire de Marseille.
Prostitution d’une mineure placée : un euro symbolique demandé à titre d’indemnisation
Leur initiative fait suite à la situation vécue par une jeune fille de 12 ans qui s’est prostituée après avoir été placée en foyer.
Ballottée d’une maison d’enfants à une autre, la jeune fille n’a fait l’objet, selon le courrier, d’aucune prise en charge psychologique, d’aucun suivi médical ni respect de ses « besoins fondamentaux d’accompagnement ».
La mère « a dû endurer un sentiment d’impuissance face à l’incapacité des services sociaux à protéger véritablement sa fille », écrit Me Amas. Sa cliente sollicite du Département une « reconnaissance publique des erreurs commises », ainsi qu’une indemnisation symbolique d’un euro, mais aussi la communication, « dans un délai de quinze jours », des mesures correctives envisagées « pour remédier à ces graves dysfonctionnements ». La mère de Valérie avait antérieurement écrit au président de la République et au ministre de la Justice. En vain à ce jour.
Deux démarches similaires ont été engagées devant les Conseils départementaux de l’Essonne et des Yvelines.
Plus de 100 petites filles placées se prostitueraient à Marseille © D.T. – Mes Michel Amas ( à gauche) et Olivier Le Mailloux (à droite) menacent d’assigner la présidente du Département en responsabilité, faute de réponses sur les « dysfonctionnements graves » qu’ils disent avoir constatés.
Selon les avocats, ce sont « plus de 100 petites filles » qui se prostitueraient à Marseille, « alors qu’elles sont placées ».
Les proxénètes viennent faire leur marché… Ils les attirent souvent par la drogue et les poussent ensuite vers la prostitution », explique Me Amas, qui assure qu’avec un peu d’attention, « on aurait pu éviter le placement ».
Pour les avocats, il est donc plus que temps de « lancer l’alerte », afin que les pouvoirs publics prennent la mesure de la gravité de la situation. « On espère qu’ils vont réagir, car il n’y a à ce jour aucune réponse de l’État à ce problème. Il faut organiser un Grenelle de l’enfance », martèlent les deux avocats.
« Les pouvoirs publics ont en l’espèce une obligation de résultats, et non plus seulement de moyens », insiste Me Le Mailloux.
Le 14 mai prochain, les deux hommes devraient d’ailleurs être reçus à l’Assemblée nationale par une délégation de parlementaires, pour évoquer ce problème aigu de la prostitution des mineurs.
Témoignage d’une mère à Marseille : « Pour moi, c’est un viol, c’est une enfant »
« Lorsque nous avons appris la nouvelle, cela a été très violent, témoigne la mère, que nous avons pu rencontrer aux abords du palais de justice de Marseille. Et quand je l’ai interrogée, elle n’a pas trop voulu s’épancher sur le sujet. C’est une petite fille qui est très protectrice de sa maman. Tout ce qui compte pour moi, c’est le bonheur de ma fille. Pour moi, c’est un viol qu’elle a vécu, ce n’est pas de la prostitution, c’est une enfant. »
Prostitution de mineures à Marseille : le témoignage de Valérie, 15 ans
« Je l’ai très mal vécu. Jamais je n’aurais imaginé une telle chose, raconte pour sa part la jeune Valérie. Cela a duré plus de deux semaines… Si on ne le faisait pas, on nous disait qu’on allait avoir des problèmes… C’est une autre jeune fille qui organisait notre prostitution dans un appartement proche de la gare Saint-Charles. Depuis, je suis retournée vivre chez ma mère . »
Des rapports qui pointent des « violations graves et récurrentes » aux droits des mineurs © D.T. – Me Amas entend « lancer l’alerte » sur un sujet dont il pointe la gravité sur fond d’immobilisme en France.
Depuis 2022, les services de l’Aide sociale à l’enfance (ex-DDASS), placés sous la responsabilité des Départements, ont fait l’objet de plus d’une dizaine de rapports alertant sur la situation et exhortant les pouvoirs publics à agir.
Mi-avril, une plainte a été déposée contre la France auprès du Comité des droits de l’enfant de l’ONU pour « violations graves et récurrentes » des droits des mineurs confiés à l’ASE.
Comme l’indique Le Figaro, selon le rapport de la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance, publié le 1er avril dernier, les députés concluent que « le phénomène de prostitution chez les enfants et jeunes de la protection de l’enfance est connu mais difficile à chiffrer ».
Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a reconnu une « défaillance de la puissance publique dans sa mission de protection » et une « situation critique ». Il a envoyé une circulaire, lundi 28 avril, afin de renforcer les contrôles dans les plus de 2 100 foyers de l’Aide sociale à l’enfance, et exhorte les préfets à effectuer, d’ici la fin juin, un recensement — en lien avec les juges des enfants et les services de l’ASE — de l’ensemble des structures existantes sur leur ressort.
Il fixe en outre un objectif de 35 visites par trimestre pour chaque juridiction.
Aujourd’hui, les foyers ne sont contrôlés qu’une fois tous les cinq ans par les Départements qui les financent.
Le Département des Bouches-du-Rhône réagit aux accusations et défend ses actions contre la prostitution des mineurs
« Depuis la crise sanitaire, la France est confrontée à une recrudescence des faits de prostitution de mineurs, qui touche notamment les enfants placés, très souvent en lien avec le développement du narcobanditisme », réplique, dans un communiqué, le Conseil départemental des Bouches-du-Rhône.
Un département qui se dit « conscient du véritable drame humain qui se joue pour ces enfants, tombés aux mains de réseaux sans scrupules, ainsi que pour leurs familles, souvent impuissantes ».
« Pour endiguer ce phénomène national, précise le communiqué, il faut avant tout continuer à combattre et à démanteler ces réseaux mafieux qui exploitent la détresse et la vulnérabilité de ces jeunes mineurs, et particulièrement des jeunes filles. »
Face à cette problématique, le Département des Bouches-du-Rhône assure ne pas être resté indifférent, et affirme avoir « mis en place plusieurs actions ces dernières années pour tenter de limiter le phénomène : partenariat avec une association pour assurer un suivi individualisé des mineurs accueillis en MECS [maisons d’enfants à caractère social, NDLR], création, avec le parquet et le tribunal pour enfants de Marseille, d’une fiche permettant de communiquer le plus tôt possible à la justice des informations utiles, financement de maraudes en centre-ville effectuées par l’ADDAP 13 ».
Enfin, le Département dit s’être « engagé dans des partenariats pour lutter contre la délinquance et la prostitution des mineurs ». Il a signé, en 2021, un protocole de lutte contre la traite des êtres humains (TEH), et a participé, en 2024, à la mise en place d’une « commission mineurs » par le parquet de Marseille, destinée à exfiltrer ces jeunes victimes du trafic.
Concernant les procédures judiciaires évoquées par les deux avocats marseillais, le Département des Bouches-du-Rhône précise ne « pas être en mesure de se prononcer, faute d’avoir eu accès aux pièces constitutives du dossier ».
* : Le prénom de la victime a été modifiée, afin de protéger son intimité et sa minorité.