Depuis la fin des années quatre-vingt, la puce électronique est une excellente vitrine de la mondialisation. Imaginée aux Etats-Unis, conçue à Taïwan ou en Corée du Sud à l’aide d’outils européens et japonais, envoyée en Chine pour y être conditionnée avant de se retrouver – de manière presque invisible – imbriquée dans des milliers d’appareils partout dans le monde, d’un missile longue portée à un porte-clef lumineux… Le processus nécessite au moins 500 opérations réparties, au total, sur trois continents.
Pourrait-elle devenir un symbole de sa fin ? « Dans une certaine mesure, oui, répond à L’Express l’historien américain Chris Miller, auteur de l’essai remarqué Chip War : The Fight for the World’s Most Critical Technology (2022, traduit en français aux éditions l’Artilleur), narrant la guerre à laquelle se livrent sur le sujet les Etats-Unis et la Chine, deux maillons essentiels de la chaîne de valeur. « Pékin pousse clairement vers l’autosuffisance. Et l’administration Trump, aux Etats-Unis, aspire quant à elle à plus de souveraineté », livre-t-il. L’interdépendance a du plomb dans l’aile.
Morris Chang s’en était inquiété, dès la fin 2022, en Arizona aux Etats-Unis. Le légendaire créateur du géant taïwanais TSMC, le plus grand fabricant de la planète, assistait sur place à l’inauguration de la première usine de l’entreprise hors de son île jouxtant la Chine. « La mondialisation est morte, le libre-échange est mort, et je ne pense pas qu’ils reviendront de sitôt », avait-il décrété. La bataille pour la relocalisation de la production de puces, sous l’ère Biden, passait alors par des subventions massives. L’Europe tout comme le Japon ont fait de même.
LIRE AUSSI : Donald Trump est-il en train de tuer la mondialisation ? Rien n’est moins sûr…
Donald Trump souhaite aller un cran plus loin. Dans le cadre de sa guerre commerciale mondiale, il a menacé d’imposer également des droits de douane à toute l’industrie des semi-conducteurs – ces matériaux à la base des puces. Il avait précédemment menacé Taïwan d’une même sanction, sous prétexte que l’île a « volé » l’industrie des puces, née aux Etats-Unis dans les années soixante en même temps que les progrès de l’informatique moderne, dans la Silicon Valley.
Le problème des puces « fondamentales »
Jusqu’où Donald Trump peut-il vraiment pousser cette relocalisation ? « Je pense que les visions les plus radicales, concernant la souveraineté des Etats-Unis sur les puces, seront freinées par leur prix », tempère Chris Miller. « Par exemple, beaucoup dans le secteur estiment que fabriquer chez TSMC aux États-Unis coûte environ 30 % de plus qu’à Taïwan. » Les problèmes de main-d’œuvre spécialisée et de compétences représentent par ailleurs des « défis » immenses. « C’est le paradoxe de l’œuf et de la poule : pourquoi se former à un métier qui n’offre pour le moment presque pas d’emplois ? » Enfin, la politique migratoire stricte du nouvel exécutif américain laisse peu d’espoir de voir affluer des milliers de travailleurs d’Asie du Sud-Est, région la plus qualifiée.
LIRE AUSSI : « Taïwan nous a volés » : derrière les outrages de Donald Trump, la préoccupante guerre des puces
Les droits de douane risquent enfin de se retourner contre lui. « Des taxes sur les composants fabriqués à Taïwan seraient extrêmement perturbatrices : elles feraient grimper le coût de la quasi-totalité des produits électroniques, et ralentiraient les progrès américains en intelligence artificielle (IA)« , poursuit Chris Miller. « Taxer d’autres pays n’a pas de sens, puisque ces derniers n’imposent pas de droits de douane sur les puces américaines. Je ne suis pas inquiet des importations venues du Japon ou de l’Europe — et la plupart des Américains ne le sont pas non plus. »
La question est différente en ce qui concerne un seul acteur : l’Empire du Milieu. « Une taxation ciblée des semi-conducteurs chinois se justifie pleinement », indique l’auteur de Chip War. Pour le moment, la Chine reste un petit acteur dans la production de puces électroniques de pointe, en raison de contrôles stricts à l’exportation des machines-outils nécessaires à leur miniaturisation, celles du néerlandais ASML. « Huawei, le leader chinois, n’a toujours pas réussi à les rétroconcevoir. » Chris Miller estime son retard à environ cinq ans.
LIRE AUSSI : Puces électroniques : la stratégie de la Chine pour contourner les sanctions américaines
Mais Pékin progresse rapidement pour le combler. Et ASML a toujours le droit de vendre ses machines les moins performantes en Chine. L’historien américain redoute donc une montée en puissance du pays asiatique « dans les semi-conducteurs dits fondamentaux ». « Ces derniers n’exigent pas les techniques les plus sophistiquées mais sont indispensables dans les voitures, les appareils médicaux… Comme pour les panneaux solaires, la Chine s’impose par ses subventions massives. Les entreprises européennes, taïwanaises, américaines ou japonaises souffrent. Les gouvernements occidentaux n’ont pas encore eu le courage d’y répondre. »
« Ce qui fait souffrir la Chine fait aussi souffrir les Etats-Unis »
La suite, Chris Miller la devine. « Dès qu’elle peut concevoir localement, la Chine cesse d’acheter des produits étrangers. A part les microprocesseurs avancés et les équipements de production de puces, quels autres biens manufacturés étrangers achète-t-elle encore ? Seulement des moteurs d’avion, des machines-outils, et quelques rares biens qu’elle ne peut toujours pas fabriquer elle-même. »
« La grande question, maintenant, c’est à quelle vitesse les entreprises chinoises peuvent-elles remplacer les étrangères ? Dès qu’elles atteignent la parité technologique, elles gagnent des parts de marché, parce qu’elles gagneront toujours sur le prix », souligne encore Chris Miller. Et il devient très compliqué de ralentir cet effort. Le resserrement des contrôles à l’exportation des machines et des puces avancées a des conséquences de plus en plus néfastes pour les entreprises américaines et européennes. Le géant des puces IA, Nvidia, s’attend à plusieurs milliards de dollars de manque à gagner ; 800 millions pour AMD, l’un de ses rivaux. ASML a perdu 13 % en Bourse depuis le début d’année.
LIRE AUSSI : Derrière le séisme DeepSeek, l’envol de la Chine dans les puces
La Chine contre-attaque, sur le terrain stratégique des minerais rares, dont elle détient un quasi-monopole. « Les contrôles à l’exportation chinois sur des minerais comme le gallium, le germanium, ou les aimants à terres rares risquent de perturber la production de puces », commente Chris Miller, qui voit peu d’issues positives à cette bataille entre superpuissances. « Tout ce qui fait souffrir la Chine finit par faire souffrir les Etats-Unis. »
Une issue émerge. La mondialisation, qui, en fin de compte, n’est peut-être pas morte. En particulier dans les puces. « Les États-Unis gagneraient à coopérer plutôt qu’à s’opposer à leurs alliés », note l’historien. D’abord avec Taïwan, qui « restera un acteur central » de l’écosystème. « Certes, une firme telle que TSMC augmente ses investissements aux États-Unis, mais elle dépense encore plus sur son île. » Bien qu’elle soit prise en étau, l’Europe, elle, peut toujours peser dans le jeu mondial, à condition de « se concentrer sur la construction de chaînes d’approvisionnement résilientes et d’entreprises rentables ». À cela s’ajoutent l’apport d’acteurs émergents comme l’Inde, qui dispose « d’un immense marché intérieur — ce qui stimule une consommation locale — ainsi que d’un très vaste vivier de concepteurs de puces ». A court terme, Chris Miller est donc moins catégorique que Morris Chang. « La mondialisation change, mais je pense que les États-Unis, le Japon, Taïwan, la Corée du Sud ou encore l’Europe resteront des marchés interconnectés dans le domaine des puces électroniques. »
.