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Un algorithme pour prédire qui va tuer: le projet fou au Royaume-Uni

Publié aujourd’hui à 08h12Scène du film Minority Report avec un homme en veste noire observant un bassin éclairé, 2002.

Dans le film «Minority Report», inspiré d’un roman d’anticipation de Philip K. Dick, John Anderton (Tom Cruise) est policier pour la société Precrime, chargée de voir les homicides à l’avance.

20TH CENTURY FOX /COURTESY ALBUM

Abonnez-vous dès maintenant et profitez de la fonction de lecture audio.BotTalkEn bref:

  • Les autorités britanniques développent un système algorithmique pour prédire les homicides potentiels.
  • Plusieurs pays utilisent déjà des logiciels pour anticiper les zones à risque criminel.
  • L’Espagne utilise VioGén pour évaluer les risques de féminicides avec précision.
  • L’efficacité des programmes prédictifs est remise en question par des résultats décevants et controversés.

Dans la scène d’ouverture du film «Minority Report», de Steven Spielberg, sorti en 2002, une brigade de police menée par Tom Cruise «pressent» qu’un homme va tuer son épouse sous le coup de la colère quelque part en ville. Dix minutes plus tard, les pandores forcent la porte d’une maison de banlieue et stoppent in extremis le mari en question alors qu’il brandit un couteau au-dessus de sa femme, au lit avec son amant.

L’atout secret de ces policiers un peu spéciaux? Des êtres aux dons extraordinaires leur communiquent leurs visions de crimes allant se produire de manière imminente, rendant possible l’arrestation des suspects juste avant qu’ils aient pu commettre l’irréparable.

Évidemment, tout cela n’est que de la science-fiction. Mais peut-être plus pour longtemps. Il y a quelques semaines, l’ONG Statewatch s’est alarmée d’un programme en cours de développement au Royaume-Uni faisant furieusement penser au scénario de «Minority Report». Jugez plutôt: baptisée «Homicide Prediction Project» (littéralement «projet de prédiction des homicides»), cette ébauche de logiciel à base d’algorithmes d’apprentissage automatique, actuellement à l’étude du côté des autorités anglaises, pourrait déboucher sur la création d’un programme capable de prédire quelles personnes sont susceptibles de tuer.

Comment parvenir à un tel superpouvoir sans boule de cristal? Ce programme analyse les caractéristiques de centaines «de délinquants qui augmentent le risque de commettre un homicide» a confirmé le Ministère de la justice britannique au «Guardian», ajoutant que le projet, renommé depuis de façon plus politiquement correcte «Partage de données pour améliorer l’évaluation des risques», a pour but d’explorer «des techniques alternatives et innovantes de science des données pour l’évaluation du risque d’homicide».

De la justice réactive à la justice préventive

S’il semble étonnant, le projet des autorités de Sa Majesté n’est pourtant pas un phénomène isolé. Car cet «Homicide Prediction Project» s’inscrit dans la tendance plus large du crime forecasting, une idéologie née à la fin du XXe siècle visant à prévoir les actes criminels de façon informatisée et scientifique, un peu comme on prévoit la météo.

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«Hier, on cherchait à assurer la justice par le rétablissement d’un certain équilibre rompu par une infraction commise dans le passé, aujourd’hui, on cherche de la sécurité par la prévention du risque qui pourrait se concrétiser dans le futur, explique André Kuhn, professeur de criminologie à l’Université de Neuchâtel. Il y a donc eu un glissement d’un droit pénal réactif à un droit pénal que l’on voudrait préventif.»

Depuis le mitan des années 2010, plusieurs pays du monde, dont les États-Unis, le Royaume-Uni, les Pays-Bas, l’Allemagne ou même la Suisse ont recours à de tels systèmes. D’autres, comme l’Autriche ou l’Argentine, planchent sur la question. Des logiciels qui s’appellent «Precobs», «Geolitica», «PredPol» ou «SmoteR», reposant sur l’hypothèse que le passé détermine l’avenir et donnant aux forces de l’ordre des tendances sur les situations à surveiller. Comme si le crime était régi par une sorte de physique aussi prévisible que la mécanique céleste.

Scène du film Minority Report de 2002 avec deux personnages, un homme tenant une femme, dans un centre commercial.

Dans «Minority Report», le système de prédiction des crimes est utilisé à des fins… criminelles.

IMAGO IMAGES/EVERETT COLLECTION

Néanmoins, contrairement à l’«Homicide Prediction Project» britannique, la plupart de ces programmes ne prétendent pas pouvoir pointer du doigt les personnes qui commettront des crimes. Il s’agit surtout de repérer les «points chauds» géographiques et temporels où des choses graves ont de fortes probabilités de se produire, afin d’y envoyer des patrouilles et de désamorcer les intentions criminelles. Les autorités anglaises, par exemple, ont déjà mis sur pied un logiciel visant à prévoir où et quand le vandalisme des hooligans risque de s’exprimer. En Suisse, plusieurs cantons alémaniques se servent de programmes de crime forecasting pour déjouer les tentatives de cambriolages et autres vols commis en série.

Des cantons suisses ont leurs algorithmes prédictifs

Rien de tel encore en Romandie, même si des équipes dites de «renseignement criminel» poursuivent les mêmes objectifs de déjouer les plans des cambrioleurs. «Ces spécialistes au champ d’action intercantonal font de la prédiction afin d’anticiper où projeter des dispositifs de contrôles et de surveillance, informe Jean-Christophe Sauterel, directeur de la communication de la police cantonale vaudoise. Ce travail de prévision ne se base pas sur des programmes d’algorithmes automatisés, comme dans le canton de Zurich, mais consiste en une analyse des lieux, des modes opératoires ou encore des connexions entre certains individus suspectés pour déterminer les endroits où des malfaiteurs risquent d’opérer.»

Reste que plusieurs initiatives de programmes prédictifs tentent déjà d’identifier les personnes à risque de commettre des meurtres, notamment dans le contexte des violences conjugales. Un peu à l’instar du logiciel Dyrias, utilisé depuis les années 2010 dans les cantons de Zurich, Lucerne, Schaffhouse, Glaris, Soleure et Thurgovie, le logiciel VioGén a été lancé de façon pionnière en Espagne pour combattre le fléau des violences faites aux femmes mais, également, pour tenter d’anticiper les féminicides. Avec un protocole désormais très spécifique: toute plaignante signalant aux autorités des actes de violence de la part d’un conjoint est reçue par des agents spécialement formés à la procédure.

Lors d’une déposition très encadrée qui dure environ deux heures, une quarantaine de points sont renseignés sur un formulaire pour être ensuite donnés à analyser à VioGén. Le programme émet alors un score calculé mathématiquement, évaluant le risque de récidive et la gravité des actes pouvant être commis de négligeable à extrême. En cas de chiffre élevé, le partenaire fait l’objet d’une surveillance personnalisée de la part de la police, qui interviendra si des éléments laissent soudain penser que des violences seront perpétrées contre la victime.

Pour les promoteurs du programme, VioGén, dont la version 2 a été inaugurée en 2025, est désormais un outil irremplaçable. Ángeles Carmona, présidente de l’Observatoire de la violence domestique et de genre du Conseil général du pouvoir judiciaire espagnol (CGPJ), racontait même à AlgorithmWatch en 2020 que le logiciel avait permis une intervention quasi similaire à la scène d’ouverture de «Minority Report»: alertée par des signaux analysés comme très inquiétants par le système, la police de Séville avait foncé chez une ancienne plaignante, défonçant la porte puis arrêtant son partenaire qui voulait alors l’étouffer avec un oreiller.

En attendant, le programme britannique «Homicide Prediction Project», toujours à l’étude, débouchera-t-il lui aussi sur la découverte de (futurs) dangereux criminels encore non identifiés au Royaume-Uni? Réponse peut-être dans quelques années, si les autorités décident de ne pas enterrer le projet face aux polémiques.

Anticiper les meurtres des tueurs en série

Les algorithmes ont également pu être utilisés sur les cas de psychopathes ayant de nombreux assassinats à leur actif. Dans les années 2000, Thomas Hargrove, un journaliste américain pionnier dans l’analyse de data, obtient une énorme base de données sur les crimes recensés aux USA depuis 1976. Élaborant un programme pour faire ressortir des points saillants de toute cette masse d’informations, il découvre l’existence de motifs récurrents dans certaines régions l’amenant à penser que des tueurs en série y sont en activité. Contactées, les polices locales ont affirmé n’avoir aucune situation connue de ce type dans leur secteur… avant de se rendre compte, en réexaminant leurs dossiers, que Hargrove avait vu juste.

Scène du film ’Minority Report’ de 2002 avec Tom Cruise observant Samantha Morton, partiellement immergée dans un bassin d’eau.

Scène du film «Minority Report», 2002.

IMAGO IMAGES/EVERETT COLLECTION

Grâce aux données communiquées par le journaliste, la police pouvait alors anticiper les meurtres en repérant les moments et les lieux privilégiés par les criminels, mais aussi en identifiant les potentielles victimes. Depuis, certaines forces de l’ordre aux États-Unis travaillent sur des programmes visant à repérer les tueurs en série à partir de l’analyse de données personnelles, jusqu’aux informations médicales des individus: les statistiques ont par exemple montré une corrélation entre énurésie nocturne (le fait d’uriner dans son lit après l’âge de cinq ans) et risques de commettre des actes très violents plus tard.

Idem en Russie, où les autorités ont révélé en 2024 plancher sur un logiciel visant à prendre de court les tueurs en série encore dans la nature et à l’activité passée sous le radar de la police. Là encore, des algorithmes travaillent pour mettre le doigt sur des phénomènes statistiques pouvant donner des indices sur leurs futurs agissements. L’étude des données concernant Andreï Tchikatilo, alias le boucher de Rostov, tueur en série aux 52 victimes ayant traumatisé l’URSS dans les années 70-80, a notamment mis en lumière qu’il commettait 95% de ses crimes pendant la phase décroissante de la Lune…

L’efficacité des algorithmes de plus en plus contestée

À en croire les promoteurs de ces programmes, les algorithmes à des fins prédictives permettent aux forces de police de gagner en efficacité et d’économiser du temps pour d’autres tâches. Mais au moment de faire le bilan après une quinzaine d’années d’utilisation, nombre de ces logiciels n’apparaissent pas exempts de critiques.

C’est d’abord le cas sur la question de leur réelle efficacité pour faire baisser la criminalité. Selon un rapport publié par AlgorithmWatch, le nombre de cambriolages a baissé dans presque tous les cantons alémaniques, même dans ceux qui n’utilisent pas le programme Precobs et qui préfèrent les méthodes policières classiques.

Certains cantons équipés de ce logiciel ont même obtenu des chiffres moins flatteurs que ceux de certains de leurs voisins qui n’ont pas recours aux algorithmes prédictifs. Alors que certaines entreprises vantent un taux de concrétisation des prévisions de 60 voire 80%, des études pointent parfois une efficacité quasi nulle: des données collectées auprès de la police du New Jersey aux USA indiquent que seules 0,5% des prédictions se sont révélées correctes.

Des polices laissent tomber les algorithmes prédictifs

Même efficacité très anecdotique constatée outre-Atlantique pour le logiciel Geolitica. Quant au programme Dyrias, utilisé en Suisse alémanique pour combattre les violences domestiques, ses attributions de scores de risque pour les partenaires étaient trop souvent surévaluées: 60% des quelque 3000 individus jugés dangereux par l’algorithme étaient finalement inoffensifs, révélait une enquête de la SRF en 2018. Une récente enquête du «New York Times» a en outre montré les failles inverses du système espagnol VioGén, qui n’a pas su «voir» la survenue de plusieurs féminicides après avoir classé des hommes comme peu à risque.

Des résultats troublants qui ont déjà amené certains corps de police à abandonner ces dispositifs, comme la Municipalité de Chicago, qui a décidé en 2019 de laisser tomber les algorithmes prédictifs, jugés trop coûteux et pas assez satisfaisants.

Tom Cruise et Samantha Morton dans une scène du film Minority Report de 2002, se tenant proches avec des expressions sérieuses.

L’officier John Anderton avec l’une des «précogs», ces êtres aux dons de voyance, dans le film «Minority Report».

IMAGO/CAPITAL PICTURES

Pour certains experts, ces programmes auraient en outre la fâcheuse tendance à émettre des prophéties autoréalisatrices, comme le prouve le cas de Robert McDaniel, rapporté par le magazine «Wired» en 2022: cet habitant d’Austin, au Texas, identifié par un algorithme prédictif comme personne hautement susceptible d’être impliquée dans un homicide, a finalement été abattu par balles par des gangs du secteur, inquiétés par la présence insistante de la police vers son domicile. Ils le pensaient informateur pour les pandores.

De tels algorithmes prédictifs ont en outre souvent montré des biais sur la désignation des zones et des individus censés être plus criminogènes, souvent des quartiers peuplés d’habitants à bas revenus et racisés. Les algorithmes ne font finalement que régurgiter les données issues d’une trop grande attention policière portée à ces populations: c’est là où l’on mène le plus de patrouilles et d’enquêtes qu’on a le plus de chances d’observer des méfaits…

Sur la folie des algorithmes prédictifs

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Se connecterNicolas Poinsot est journaliste à la rubrique culture et société. Auparavant, cet historien de l’art de formation a écrit pendant plus de dix ans pour le magazine Femina et les cahiers sciences et culture du Matin Dimanche.

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