Au Théâtre de l’Atelier, des personnages clownesques, au corps déformé et au visage mal dégrossi, peuplent la scène avec leurs problèmes de couple, de boulot ou de prostate. C’est le monde de l’auteur israélien Hanokh Levin que met en scène avec un talent jouissif Valérie Lesort, avec quatre comédiens dont l’artiste de cabaret Charly Voodoo. Un spectacle burlesque et tragique à savourer au plus vite.
Des personnages échappés de nulle part
©-Fabrice-Robin
Ecartant le rideau délicatement, un homme tente de s’adresser au public, sans qu’on sache vraiment pourquoi il s’adresse à nous. Les préparatifs dont il nous gratifie à mi-voix, en costume cravate sombre, donnent à penser qu’il prépare une conférence, ou bien qu’il se fiche de nous. Mais non ! Les personnages qui peuplent les nombreuses pièces d’Hanokh Levin, l’un des plus célèbres dramaturges israéliens, disparu de manière prématurée en 1999, nous ressemblent étrangement. Ou plutôt ils représentent ce que notre inconscient, ou notre conscient libéré du surmoi régulateur, produirait comme réactions en chaîne. Un mari tenu en laisse par sa femme, et qui la lâche pour aller voir une prostituée, une jeune fille qui aime trop les glaces et rêve d’un garçon qui ressemble à son père, un rendez-vous galant qui s’éternise dans un restaurant, car chacun des protagonistes ne pense qu’à ce qu’il a dans son assiette ! Ce qu’il doit ou ne doit pas manger, ce qu’il devra boire, ou pas selon l’addition. Ces dialogues qui en ont l’apparence, sont tous sauf policés, et se transforment souvent en monologues égocentriques et obsessionnels.
Obsédés sexuels
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Hanokh Levin dessine des personnages, nous-mêmes, en lutte perpétuelle avec soi-même pour tenter de survivre. La mort, la maladie, la solitude ne sont jamais bien loin. Et chacun d’eux, Kroum, Popper, Yaacobi ou Potroush, s’est débarrassé il y a bien longtemps de ses filtres. Ils disent tout, quitte à blesser leurs conjoints, parlent de leur problèmes sexuels, et de l’état de leur pancréas. Les hommes sont tétanisés par la peur ou vantards, les femmes excentriques, frustrées ou pudibondes. Son théâtre est un immense cabaret humain à ciel ouvert ou chacun y va de sa défécation verbale. Drôle et cocasse à la fois, cruel et ridicule, son monde est un miroir à peine déformant de nos petites existences, sous le regard d’un Dieu absent. Valérie Lesort, avec Carole Allemand pour la création des costumes et des prothèses, et Hugo Bardin pour les perruques et le maquillage, redonne un peu d’espoir à ces créatures saisies par l’angoisse existentielle. Ils se transforment, changent de corps et de plastique, grâce à des prothèses qui les gonflent comme des Playmobil, le tout dans un bain de lumières colorées de Pascal Laajili.
Interprètes épatants
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Il faut y aller dans la démesure et le burlesque, sans une once d’autodérision, pour jouer ces personnages et Valérie Lesort, en alternance avec Céline Milliat-Baumgartner, Hugo Bardin, David Migeot et Charly Voodoo, tous deux artistes de cabaret, s’en donnent a cœur joie dans une démesure farcesque, navigant très subtilement entre l’amertume du réel et le fantasme impossible. Il faut dire qu’ils changent de peau à chaque scène, et que des prothèses aux couleurs pop qui les rendent obèses ou body-buildés, les costumes pastels des années 50 et leurs perruques en silicone les placent d’emblée dans un autre monde, celui de l’enfance et de l’inconscience, celui du stade annal, puis oral, ou tout est permis parce que l’on a vécu des traumatismes ! Charly Voodoo, en pianiste incroyable et figure de proue du cabaret de Madame Arthur, est éblouissant de virtuosité, et Hugo Bardin, reine du drag queen, prend à partie le public, avec son sceau de ménage et son balai, dans un face à face interactif totalement hilarant. Un régal.
Helène Kuttner