Vincent Dujardin. « Dans la liste des audiences, vous verrez à la fois le président de l’exécutif des musulmans, reçu à plusieurs reprises, des représentants de la communauté juive, des orthodoxes, protestants, anglicans, les président du centre d’action laïque ou de l’Union des associations laïques. »

« On l’a aussi vu à Gand en 2017 rompre le jeûne avec une famille musulmane. Quand le roi va dans une synagogue, comme à Bruxelles en 2018, il met la kippa, quand il va dans une mosquée, il enlève ses chaussures. Donc oui, il se trouve à l’écoute des différents courants religieux, spirituels ou de la laïcité organisée. Lors de sa récente visite au Vietnam, on l’a vu aussi par exemple visiter un temple bouddhiste. »

HO CHI MINH, VIETNAM - APRIL 03 : State Visit of King Philippe and Queen Mathilde to Vietnam (Day 4)
- Photo Opportunity at Vin Nghiem Pagoda on April 03, 2025 in Ho Chi Minh, Vietnam, 03/04/2025 ( Photo by Didier Lebrun / PhotonewsHO CHI MINH, VIETNAM – APRIL 03 : State Visit of King Philippe and Queen Mathilde to Vietnam (Day 4)
– Photo Opportunity at Vin Nghiem Pagoda on April 03, 2025 in Ho Chi Minh, Vietnam, 03/04/2025 ( Photo by Didier Lebrun / Photonews ©DLE

Que dire plus largement des manifestations officielles de la religion catholique en Belgique – dont l’existence du Te Deum lors de la Fête nationale belge, qui a fait débat ?

« Il y a eu un compromis à la belge sous Albert II, et depuis, qui semble convenir à tout le monde. En gros, depuis 2001 le Te Deum du 15 novembre est dés-officialisé. Il est désormais organisé par les autorités religieuses, tandis que la Fête du Roi fait l’objet d’une cérémonie officielle au Parlement. Avant, il n’y avait pas de Fête du Roi au Palais de la Nation. Cela étant, cette cérémonie au Parlement mériterait peut-être d’être modernisée. »

Les rois des Belges n’ont pas tous été catholiques, à commencer par Léopold Ier, qui était protestant rappelez-vous.

« Les quatre premiers rois des Belges ne peuvent pas être qualifiés de « catholiques ». Léopold Ier était en effet protestant. Pour lui, la religion catholique pouvait certes participer à la création d’une nation belge. Mais étant resté protestant et refusant que son corps ne traverse une église catholique, il a fallu à sa mort dresser une tente près de la crypte royale à l’église de Laeken. »

« Quant aux rois suivants, personne ne connaît le secret des cœurs mais Léopold II ne semblait vraiment pas très religieux, Albert Ier avait un fort entourage protestant et pour lui, les cérémonies catholiques relevaient plutôt de l’obligation protocolaire. Même chose pour son fils Léopold III qui a parfois donné à penser qu’il était devenu panthéiste. Les trois rois suivants étaient ou sont catholiques. »

On ne prend pas de grand risque en disant que le roi n’est pas près d’accéder à la pension. Sauf accident, il devrait non seulement accompagner, et largement dépasser, les festivités du 200e anniversaire du pays.

Revenons sur Saint-Jacques de Compostelle. Le roi Philippe a pu y nourrir une réflexion de « mid-life », si l’on peut dire, de maturité en tout cas. Un âge-clé avec, chez le commun des mortels, d’importants virages à négocier, pour voir anticiper une nouvelle tranche de vie, entretenir l’énergie aussi pour de futurs caps à aborder. Soixante-cinq ans aujourd’hui, à l’heure où la durée de vie s’allonge, c’est encore la fleur de l’âge. Quels bénéfices tirer de l’expérience acquise, comment nourrir encore ces acquis, comment préparer au mieux l’avenir du pays?

« Soixante-cinq ans est un âge symbolique car il est celui auquel on accède, -il faut dire désormais accédait…-, à la pension. On ne prend toutefois pas de grand risque en disant que le roi n’est pas près d’accéder à la pension. Sauf accident, il devrait non seulement accompagner, et largement dépasser, les festivités du 200e anniversaire du pays. Les bénéfices sont présents en termes de tissage de réseau au niveau belge et au niveau international, mais aussi bien sûr dans des moments plus sensibles comme la formation des gouvernements. »

Notre grand témoin. 
Professeur à l'UCLouvain, Vincent Dujardin est spécialisé dans l'histoire de la monarchie belge, de la politique belge du XXe siècle et de la construction européenne. Il est également professeur invité à la KUL et à l'université de Strasbourg.Notre grand témoin.
Professeur à l’UCLouvain, Vincent Dujardin est spécialisé dans l’histoire de la monarchie belge, de la politique belge du XXe siècle et de la construction européenne. Il est également professeur invité à la KUL et à l’université de Strasbourg. ©Jan VAN DE VEL

Ce « break » à Saint-Jacques-de-Compostelle est d’autant plus précieux, voire essentiel, que la mission du roi Philippe est dense. C’est un roi à plein temps comme vous l’avez souvent souligné. Vous indiquez qu’il a « battu tous les records » en termes d’activités officielles.

« Si on reprend le nombre d’activités sur une année, les chiffres sont très élevés, bien plus que sous le règne précédent, dans une situation il est vrai différente. En 2023, il avait déjà accompli, a compté l’historien Christian Koninckx, près de 4.000 activités si l’on compte les audiences, visites, réunions de travail. Sans compter les plus de 91.000 documents formels qu’il a signés sur les dix premières années de son règne. Il y a aussi les gestes humains posés : par exemple les 350.000 lettres de félicitations envoyées pour les anniversaires de mariage et 50.000 requêtes reçues par an… Quant à l’archiviste du Palais, il avait compté, déjà en 2023, après dix ans de règnes, deux fois plus de discours pour le roi Philippe que pour son père, malgré deux ans de Covid. Le roi Albert prononçait 6,5 discours par an, Philippe 14,4. Cela fait un total de 144 en dix ans, pour 129 pour son père en vingt ans. Il est intéressant de constater que les thèmes de prédilection de Philippe sont l’Europe, la Jeunesse et la formation en alternance, mais aussi le devoir de mémoire. »

Vous soulignez dans ce sens qu’il a acquis une crédibilité au plan national et international. Notamment, pour la Belgique, au nord du pays. Que dire de ses relations avec Bart De Wever, qui semblent plutôt harmonieuses ?

« Elles semblent en effet empreintes de respect. Il est vrai que Bart de Wever a fait quelques déclarations « soutenantes », alors que l’on sait qu’il n’avait pas manqué de critiquer certaines décisions du roi Albert II. En 2023, sur Philippe, il a déclaré : « Notre roi essaie toujours de faire les choses de manière très professionnelle ». Il évoquait alors son « travail plutôt impeccable et ajoutait : « J’ai toujours pu comprendre parfaitement ses décisions jusqu’à présent ». En février dernier, au bout du difficile processus de formation du gouvernement, il a dit dans le même sens: »Notre roi joue son rôle de manière excellente. Il ne fait pas de faux pas, il est très objectif. Je ne peux rien dire de mal sur lui ». »

BRUSSELS, BELGIUM - MARCH 24: State Visit of the President of Singapore Tharman Shanmugaratnam and his wife Mrs Jane Yumiko Ittogi to Belgium (State Banquet with PM Bart De Wever) on March 24, 2025 in Brussels, Belgium, 24/03/2025 ( Photo by Didier Lebrun / PhotonewsBRUSSELS, BELGIUM – MARCH 24: State Visit of the President of Singapore Tharman Shanmugaratnam and his wife Mrs Jane Yumiko Ittogi to Belgium (State Banquet with PM Bart De Wever) on March 24, 2025 in Brussels, Belgium, 24/03/2025 ( Photo by Didier Lebrun / Photonews ©DLE

Vous aviez déjà relevé, lors des dix ans de règne du roi Philippe, la perception favorable dont il bénéficiait globalement dans les médias flamands.

« Je crois que cela n’a pas changé. C’est vrai que le Knack titre dans un élan d’enthousiasme, dès 2018, donc après cinq ans de règne, que le roi Philippe a, ni plus ni moins « sauvé la monarchie ». De Morgen évoque en juillet 2020 « Philippe Ier, un roi moderne », avec en édito un « hymne à Philippe ». En décembre 2020, De Standaard écrit aussi qu’il a modernisé la monarchie et le présente comme une force tranquille. En décembre 2023, De Morgen publie un nouvel article qui reste assez « soutenant » également en parlant d’un parcours « quasi impeccable » et ajoutant que le Palais reste un lieu de stabilité institutionnelle. »

Dans son discours du Nouvel An, Philippe rappelait à l’ordre Bruxelles. Peut-on comparer ce point aux mises en garde d’Albert II dans l’interminable crise politique que vécut la Belgique en 2010-2011 ?

« C’était l’un des discours les plus politique de son règne. Sur Bruxelles, il a usé de son droit d’avertir en disant que la capitale de l’Europe ne devait pas devenir le symbole du blocage. En fait, la situation bruxelloise montre, a contrario, l’utilité du rôle du roi dans la formation du gouvernement fédéral. A Bruxelles, vous avez eu des formateurs auto-proclamés, des prises de main dont il était écrit que cela ne donnerait pas grand-chose, bref un fameux cafouillage qui montre que dans un pays compliqué comme le nôtre, avoir une personnalité au-dessus de la mêlée est utile pour la formation d’un gouvernement. A Bruxelles, Région bilingue, il n’y a pas de facilitateur. Celui-ci n’a pas de baguette magique, mais il peut parfois vraiment aider à rendre possible ce qui est réalisable, comme le roi Philippe l’a fait lors de la formation des gouvernements au niveau fédéral. Par rapport à 2010-2011, je dirais que sur la forme et la gestuelle, c’était quand même très différent. »

Les images du roi Charles III et ensuite du roi Philippe rencontrant le président Zelensky ont été perçues comme une réelle bouffée d’oxygène après le « carnage » médiatique de cet échange aux accents « mafieux » avec Donald Trump et J.D. Vance à la Maison Blanche.

Sur le front international, vous soulignez que le roi Philippe a des rapports privilégiés avec le Volodymyr Zelensky. Vous relevez d’ailleurs que c’est le président ukrainien qui a souhaité rencontrer le roi des Belges.

« C’est en effet Zelensky qui a demandé à le rencontrer. Pour Zelensky cela peut compter au moment où il a besoin de soutien. Il y a une plus grande résonance médiatique à l’étranger quand il est reçu au Palais qu’au 16 rue de la Loi. Et puis le Roi a son propre réseau, son propre soft power, à l’étranger, qui complète celui du Premier ministre. »

King Philippe - Filip of Belgium and Ukraine president Volodymyr Zelensky meet on Thursday 06 March 2025 in Brussels. An exceptional European Council was held this Thursday in Brussels to discuss European support for Ukraine. This morning, the Ukrainian president met with Belgian Prime Minister De Wever.
BELGA PHOTO POOL DIDIER LEBRUNKing Philippe – Filip of Belgium and Ukraine president Volodymyr Zelensky meet on Thursday 06 March 2025 in Brussels. An exceptional European Council was held this Thursday in Brussels to discuss European support for Ukraine. This morning, the Ukrainian president met with Belgian Prime Minister De Wever.
BELGA PHOTO POOL DIDIER LEBRUN

Le roi Philippe a, relevez-vous, des rapports privilégiés avec le président Zelensky.

« C’est la troisième fois qu’il rencontre le président Zelensky. La première fois, c’était en février 2023 en marge d’un sommet européen, avec Alexander De Croo. Ce dernier n’aurait jamais eu une audience avec Zelensky à Bruxelles à ce moment si le président ukrainien n’avait pas été invité au Palais royal. A l’époque, le Roi était le quatrième chef d’État étranger que Zelensky rencontrait depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine. Évidemment le poids politique se trouve du côté du Premier ministre. Même si le Roi est formellement chef de l’armée, c’est le Premier ministre qui peut, avec le gouvernement, faire accélérer les choses pour livrer nos F-16, ou augmenter l’aide à l’Ukraine. Mais le Roi représente un poids symbolique fort. »

Roi Philippe, dix ans de règne. Sacrée mission

Cette diplomatie en haut lieu confirme le pouvoir fédérateur que peut avoir un souverain comme Philippe, « au-dessus de la mêlée » mais surtout dans un pays qui est par essence au cœur du concert européen. Ce « soft power » est-il de plus en plus nécessaire et perceptible dans les relations brûlantes entre l’Europe, les États-Unis et l’Asie notamment ?

Les liens qu’entretient aussi de longue date le roi avec la Chine ont permis, stimulé ou facilité des investissements chinois en Belgique comme Alibaba. Est-ce encore vrai et plus précieux que jamais ?

« Oui, il est clair que le roi peut ouvrir des portes, surtout en-dehors de l’Union européenne. On l’a encore vu récemment au Vietnam. C’est vrai aussi pour l’Inde. La monarchie aide à avoir accès à des personnalités auxquelles un ministre seul n’a pas accès. Regardez le succès de la mission économique en Inde menée par la princesse Astrid, dont l’action a été précisément saluée. Le président Modi a d’ailleurs eu un contact téléphonique avec le roi Philippe après la mission économique et Modi n’a pas manqué d’en faire état sur les réseaux sociaux. »

- Le Roi Philippe reçoit en audience au Château de Laeken Jack Ma, Président du groupe Alibaba. L'audience sera suivie d'un déjeuner de travail en présence de Cécilia Malström, membre de la Commission européenne, et de représentants du monde économique belge - Koning Filip ontvangt Jack Ma, Voorzitter van de Alibaba Groep in audiëntie in het Kasteel van Laken. De audiëntie wordt gevolgd door een werklunch in aanwezigheid van Cécilia Malmström, Lid van de Europese Commissie en vertegenwoordigers van de Belgische economische wereld Brussels, may 23, 2016 King Philippe attends Jack Ma, President of Alibaba Group for a lunch at Royals Castle of Laeken pict. by Christophe Licoppe © Photo News– Le Roi Philippe reçoit en audience au Château de Laeken Jack Ma, Président du groupe Alibaba. L’audience sera suivie d’un déjeuner de travail en présence de Cécilia Malström, membre de la Commission européenne, et de représentants du monde économique belge – Koning Filip ontvangt Jack Ma, Voorzitter van de Alibaba Groep in audiëntie in het Kasteel van Laken. De audiëntie wordt gevolgd door een werklunch in aanwezigheid van Cécilia Malmström, Lid van de Europese Commissie en vertegenwoordigers van de Belgische economische wereld Brussels, may 23, 2016 King Philippe attends Jack Ma, President of Alibaba Group for a lunch at Royals Castle of Laeken pict. by Christophe Licoppe Photo News ©Photo News

Sur le front international encore, vous rappelez que ce dernier discours du Nouvel An du souverain devant les corps constitués, évoqué plus haut, comportait en filigrane, une critique de Donald Trump. Etait-ce audacieux, même s’il faut convenir que la majorité des familles politiques démocratiques en Europe et en Belgique s’accordent à dire que l’actuel président américain a dépassé quelques bornes hyper sensibles ?

« Là le roi se voulait très politique. Dès le début de son discours, il lâche : « Le monde qui nous entoure connaît de profondes turbulences. Nos certitudes et nos principes sont bousculés : le respect de la souveraineté nationale et du droit international, l’équité dans les échanges, le multilatéralisme. Autant de piliers sur lesquels s’est construit le monde d’après-guerre, et qui sont aujourd’hui remis en question ». Il visait évidemment la politique Trump. Et c’était bien avant les développements récents. Évidemment l’allusion au respect du droit international peut aussi viser d’autres régions du monde comme le Congo ou l’Ukraine.

On sait que le roi a eu une formation militaire conséquente et qu’il suit de près, en tant que souverain d’un pays qui héberge le QG de l’Otan, la situation des forces militaires belges et européennes. Il fait aussi des voyages ciblés, comme cette visite en Jordanie pour assister à la formation des forces spéciales belges en juin 2023, pour n’en citer qu’un exemple. Peut-on dire que sa formation personnelle l’a rendu plus sensible encore à la chose militaire qui se trouve être plus que jamais au cœur de l’actualité ?

« Il est clair que sa formation militaire a beaucoup compté pour lui et que son rôle de chef de l’armée compte toujours beaucoup. Il suit de près en effet les questions de défense. Lors de son dernier discours aux autorités du pays, il a d’ailleurs déclaré que la défense de nos territoires et de notre mode de vie est une responsabilité commune à tous les États membres de l’Union européenne, car la sécurité est le fondement premier de toute liberté. »

En Jordanie avec le roi Philippe et les Forces spéciales belges

En termes de diplomatie internationale, Philippe a fait un usage avisé de ses réseaux personnels. Notamment à travers ses excellents liens avec Oman qui ont joué un rôle clé dans la libération d’Olivier Vandecasteele.

« Oui, certains Belges doivent leur liberté grâce à l’aide du Roi. On l’avait déjà vu sous des règnes précédents d’ailleurs. Mais en ce qui concerne le roi Philippe, sur la question des réseaux, on peut aussi rappeler les masques qu’il a obtenus en appelant le patron d’Alibaba au début de la crise du Covid, quand le pays avait un gros problème après la destruction des stocks. »

Le roi a, au fil de ces douze ans de règne déployé et renforcé son action économique, à travers le soutien à des entreprises clés, ce à tous les niveaux, lors de visites d’État mais aussi de visites de terrain en Belgique. Est-ce l’axe premier de son accomplissement global, national comme international ?

« C’est évidemment un volet important. En tant que prince, le Roi s’était beaucoup investi dans les missions économiques et devenu roi il a reconfiguré les visites d’État en développant le volet « diplomatie économique ». La Belgique a une économie ouverte, et donc les échanges commerciaux constituent un enjeu d’autant plus important. »

« Cela étant, ce n’est certainement pas la préoccupation numéro un du roi. Là, je placerais clairement la cohésion sociale et celle du pays. Pour lui la meilleure définition de la fonction royale serait sans doute tout simplement celle « d’être au service des gens ». C’est ce qu’il a lui-même déclaré lors de la cérémonie des 18 ans de la princesse Élisabeth. »

Entretien publié dans l’édition print de Paris Match Belgique le 30 avril 2025.