De ce rivage bigouden où je vis désormais, les spasmes de la politique britannique nous parviennent comme delointains grondements d’orage, atténués mais distincts. Il ne faut pourtant pas s’y tromper: les récentes élections locales au Royaume-Uni, quoique d’un intérêt médiatique modeste sur le continent, marquent un tournant silencieux, un mouvement souterrain, où s’esquisse peut-être une recomposition profonde de l’échiquier britannique. À l’instar des vagues qui rongent patiemment les fondations d’un quai de granit, l’apparente stabilité du bipartisme anglo-saxon vacille sous la poussée d’une contestation nouvelle, incarnée cette fois par Nigel Farage et sa formation Reform UK.
Les chiffres, comme toujours, se révèlent plus éloquents que les cris de victoire. Avec 677 conseillers municipaux élus – tous nouveaux – et dix conseils passés sous sa bannière, Reform réalise une percée indéniable dans un système pourtant peu propice aux mouvements naissants. Il serait toutefois prématuré de proclamer la mort politique des héritiers de Disraeli et de Churchill, malgré leurs pertes abyssales (plus de 600 sièges envolés). La structure même du pouvoir local britannique, éclatée, étagée, fondée sur des cycles électoraux différents selon les régions, rend toute lecture univoque hasardeuse. Il n’est point d’élection centrale, pas de raz-de-marée général, mais une série de bourgs et cantons où se joue, en sourdine, la lassitude d’un peuple.
Farage, fin connaisseur de l’art du panache, s’est empressé de déclarer sa formation «première force d’opposition». Il s’agit là, disons-le, d’une hyperbole toute rhétorique. Car en termes arithmétiques, les conservateurs, bien que blessés, conservent encore quatre fois plus de sièges locaux. Et les travaillistes, malgré leur relative stagnation, tiennent toujours la majorité des conseils municipaux. Le Royaume n’a pas changé de main, il a simplement exprimé, à travers une géographie politique disloquée, un mécontentement diffus.
Ce que Farage capte – et c’est là son véritable mérite stratégique – ce n’est pas tant une adhésion idéologique que lafatigue d’un peuple à l’endroit du conformisme moralisateurde ses élites. Dans ce pays où les appels comminatoires à la diversité sont devenus l’équivalent laïque d’un dogme laïque, voter Reform revient moins à revendiquer un programme qu’à murmurer un refus. L’identité britannique, lasse d’être somméede se fondre dans l’universel, semble chercher unrefuge, ou du moins un porte-voix. Or, ce que nos voisins français peinent parfois à saisir, c’est que Reform UK, malgré l’aura sulfureuse de son fondateur,ne correspond en rien aux partis dits « identitaires » du continentcomme Reconquête ou l’AfD.
Il n’est ici ni question de civilisation, ni de choc culturel, ni de théorie ethnique du politique. Farage, ce fils de courtier au langage de pub, reste un conservateur bon teint, plus reaganien que maurrassien. Il parle d’impôts, d’immigration contrôlée, de liberté d’expression ; jamais de remigration ni de défense de l’âme européenne. À cet égard, il se distingue nettement d’un Éric Zemmour ou d’uneAlice Weidel. Mais dans une Angleterre ouatée de langage inclusif, ce réformisme de comptoir passe déjà pour un séisme.
La partielle de Runcorn et Helsby, remportée sur le fil, illustre cette dynamique ambivalente. À peine 18 % de l’électorat a voté pour Reform, ce qui suffit pour l’emporter… faute de combattants. Le retrait massif de l’électorat travailliste, sans doute ulcéré par la récente politique sociale, a ouvert une brèche. Et Reform s’y est engouffré. Cela n’est pas rien. Mais cela ne fait pas encore une force d’alternance. Il faudra voir, dans l’épreuve du feu d’une législative générale, si le parti résiste à l’érosion, s’il dispose d’un tissu local pérenne, d’un programme lisible, et surtout d’un récit capable de rallier non plus les mécontents, mais les orphelins de la politique.
Les commentateurs de Londres aiment à parler de « tectonique des plaques ». Le terme est séduisant, mais peut-être exagéré. Nous sommes encore dans le frottement, pas dans la fracture. L’électorat anglais s’est éveillé d’un long sommeil, il ne s’est pas encore levé. On vote contre, faute de croire en. Et cela suffit parfois pour conquérir une mairie, jamais un royaume.
Ce qui se dessine pourtant, à bas bruit, c’estun retour du peupledans la scène politique – non celui des masses galvanisées, mais celui des individus lassés, qui refusent les sermons des progressistes autant que l’incompétence des gestionnaires. Ce peuple, ni rouge ni bleu, cherche un lieu où poser ses colères. Reform, pour l’heure, joue ce rôle. Reste à voir s’il pourra l’incarner durablement, ou s’il ne restera qu’un réceptacle passager, comme le fut autrefois le UKIP.
Il est une sagesse celtique qui dit que l’eau, même calme, finit toujours par creuser la pierre. C’est peut-être là le véritable message de ces élections:la constance du rejet, plus que la vigueur du projet. Le parti de Farage a gagné en se contentant de remplir le vide. Mais un vide n’est pas une promesse. C’est à ce moment précis que commence la difficulté: convertir la désaffection en confiance. L’histoire britannique n’est pas tendre avec ceux qui confondent un succès local avec un destin national.
Balbino Katz est chroniqueur. Né à Buenos Aires, il réside dans le Pays bigouden. Il observe les convulsions de la vie européenne avec l’œil attentif d’un voyageur sédentaire.
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