Après avoir dégusté des centaines de vins en primeur, Le Figaro Vin livre le ressenti des vignerons et son analyse du dernier millésime à Bordeaux.

Si la France est majoritairement catholique, Bordeaux reste alors un bastion protestant, car 2024 est un millésime résolument protestant. Pour résumer, disons que les vins se montrent sur la retenue et sont verticaux par nature, généralement équilibrés, parfois austères. Leur teneur en alcool est faible, autour de 13 % ou moins. On est loin de la richesse de 2018 ou de 2022. Mais cela n’empêche pas ces vins d’avoir des choses à dire, d’avoir de la saveur et de la personnalité, l’identité de chaque cru n’étant pas masquée par un caractère de millésime trop dominant. «On a fait le constat que le millésime avait un goût incroyable, malgré les difficultés. On a senti qu’on allait faire un très grand vin, peut-être avec plus de goût et de caractère que dans certains millésimes plus grand. Je n’ai jamais mangé autant de raisins dans le vignoble», raconte avec enthousiasme Éric Kohler, directeur technique du château Lafite Rothschild.

2024 présente une qualité très hétérogène, mais les meilleurs vins, à tous les niveaux, réussissent à dompter une acidité vive – avec des fruits rouges croquants – et à exploiter le meilleur du côté sapide, végétal et amer. Ils affichent une belle qualité de floralité séveuse, et souvent une salinité en finale. Ce caractère rafraîchissant et salin est joliment résumé dans le slogan du château Montrose pour le millésime : «Embruns atlantiques», qui peut aussi être vu comme un euphémisme pour décrire les conditions météorologiques très humides de 2024. Ces conditions périlleuses ont conduit à un millésime très hétérogène, rappelant à certains vignerons le XXe siècle, bien plus que le XXIe siècle réchauffé par le climat. Après un hiver doux et humide, le printemps a continué dans cette tendance, suivi par un été frais, nuageux mais plus sec, avant un retour massif de la pluie en septembre. «Pluie, pluie, pluie, et encore de la pluie», résume ainsi Pierre-Olivier Clouet, directeur général du château Cheval Blanc. À Pomerol, le propriétaire de Château Rouget, Edouard Labruyère, a confirmé que 2024 était le millésime le plus humide jamais enregistré pour la propriété, avec 1400 mm de pluie, contre une moyenne de 780 mm.

«Jamais vu une attaque de mildiou si précoce et si forte»

Cela a conduit à une attaque de mildiou très agressive et très précoce. Aux châteaux L’Évangile et Lafleur à Pomerol, il n’avait jamais été nécessaire, jusqu’à cette année, de traiter les vignes dès mars. À Pessac-Léognan, Fabien Teitgen, directeur général de Smith Haut Lafitte, n’avait «jamais vu une attaque de mildiou si précoce et si forte». Même constat dans le Médoc, de Saint-Estèphe à MargauxCos d’Estournel a traité 26 fois pour sauver la récolte. «Ça a marché !», se réjouit le directeur technique Dominique Arangoïts. Pontet-Canet a traité 31 fois (utilisant 5,7 kg de cuivre par hectare), en commençant dès 4 h du matin jusqu’à 21 h. «Ça nous a coûté cher en chocolatines et en pizzas,» plaisante Mathieu Bessonnet, directeur technique de la propriété en biodynamie. Claire Villars-Lurton a effectué 28 pulvérisations à Haut-Bages Libéral avec 6 kg de cuivre/ha, tandis que son mari, Gonzague Lurton, a utilisé 7 kg en 31 traitements à Durfort-Vivens.

La limite maximale autorisée pour le cuivre est de 28 kg par hectare sur sept ans, soit une moyenne de 4 kg/an. Ainsi, de nombreux châteaux en agriculture biologique espèrent une année 2025 plus sèche pour compenser. «Notre traitement contient moins de cuivre : 50g-100g contre 300g-400g habituellement,» explique Fabien Teitgen. Smith Haut Lafitte, précurseur de la biodynamie, complète le traitement classique par du cuivre avec des infusions d’argousier, de prêle, et une décoction d’écorce de chêne. «Nous avons eu une réunion où j’ai dit à Daniel et Florence (Cathiard, le couple propriétaire, NDLR) qu’on risquait de ne rien récolter du tout,» se souvient Fabien Teitgen, «et nous avons décidé de rester en bio malgré tout !»

Mais le mildiou n’a pas été le seul fléau de ce millésime. La coulure a également sévi, ce qui fait que, selon Juliette Couderc, régisseuse du château L’Évangile, «tout le monde a perdu beaucoup de rendement, qu’ils soient bio ou non.» Le mildiou et la coulure combinés ont conduit aux rendements les plus faibles depuis 1991, avec une moyenne de 35 hl/ha, ce qui s’est révélé bénéfique pour la maturation, et donc la qualité.

Citons quelques exemples de rendements particulièrement faibles :

  • 16 hl/ha au Château Latour
  • 10 hl/ha pour son troisième vin, Pauillac de Château Latour
  • 14 hl/ha à Rouget

D’autres s’en sont mieux sortis :

Pour Nicolas Glumineau, directeur général de Pichon Comtesse de Lalande, 2024 est une «moitié de récolte», due au «mildiou sur le merlot et à la coulure sur le cabernet sauvignon». «Mais c’est aussi ce qui a sauvé le millésime,» souligne-t-il, car selon lui «les grappes n’étaient pas trop serrées, donc cela limite le risque de pourriture.» À Petrus, 25 à 30 % de la récolte ont été perdus à cause de la coulure en mai et juin, «mais avoir naturellement moins de baies nous a permis d’atteindre une bonne maturité malgré un ensoleillement limité durant l’été,» explique Olivier Berrouet, directeur, qui ajoute : «La progression du botrytis  a été ralentie, ce qui nous a permis quelques jours de maturation supplémentaires.»

Un millésime «façonné par cette irrégularité»

Ironiquement, atteindre une maturation complète et homogène a fait office de graal pour les vignerons, après plusieurs millésimes où il fallait plutôt éviter la surmaturité. Si affronter les pluies de septembre pour atteindre une maturité complète était essentiel (quitte à perdre en volume), tout commençait dès la floraison, plusieurs mois auparavant. Une floraison qui fut très irrégulière sur l’ensemble du Bordelais. «Le profil du millésime a été façonné par cette irrégularité», analyse Pierre-Olivier Clouet, expliquant qu’il a fallu «cinq à six semaines pour la floraison complète, autant pour la véraison, et autant pour la maturation.»

Quelques châteaux ont rapporté ne pas avoir subi cette floraison irrégulière (Haut-Bailly), ou qu’elle avait été compensée par une véraison homogène (Le Pin), mais la plupart ont vu cet effet durer jusqu’aux vendanges, avec des grappes contenant des raisins à différents stades de maturité. Le PDG d’Eutopia Estates, Pierre Graffeuille, indique que la tâche principale à Château Montrose fut de retirer «les parties de grappes où les raisins étaient encore verts à 80 % de véraison», entre le 20 juillet et la mi-août, et de retirer les raisins affectés par le mildiou en août. Il liste ensuite de nombreuses actions entreprises pour gérer les conditions difficiles : «On a réduit le feuillage, laissé de l’herbe entre les rangs pour créer du stress hydrique, élevé le palissage pour améliorer l’évapotranspiration et la photosynthèse, puis effeuillé côté ouest en rentrant de nos vacances.»

Au château Rauzan-Ségla, le directeur général Nicolas Audebert n’était pas d’humeur bavarde, mais il a résumé le millésime en un mot : «viticulture». Le tri des raisins a commencé dans les vignes tout au long du cycle végétatif, bien sûr pendant les vendanges, mais il s’est poursuivi sur les tables de tri sous trois formes : manuelle, optique et – le nouveau mot à la mode sur les lèvres de nombreux vinificateurs cette année – «densimétrique». Il s’agit d’un bain dans une solution sucrée réglée à un taux de sucre minimal souhaité (par exemple 12 %) permettant d’éliminer les raisins ayant un potentiel alcoolique plus faible.

Cette méthode a semblé particulièrement populaire sur la Rive droite – bien que non utilisée par tous, Le Pin et Lafleur étant des exceptions notables – ainsi qu’à Pessac. Aux Carmes Haut-Brion, Guillaume Pouthier, directeur général, est revenu sur la floraison hétérogène (qui a duré 20 jours au lieu des 10 habituels), déclarant : «La seule façon de trier entre les raisins mûrs et non mûrs dans une même grappe, c’est à la cave avec un bain densimétrique.» Cela a mené à un rendement final de 24 hl/ha, pour un potentiel de 46 hl/ha. Au château Beau-Séjour Bécot, le propriétaire Julien Barthe était du même avis : «On ne voyait pas forcément à l’œil nu que les raisins n’étaient pas mûrs.» Les propriétés du Médoc semblent avoir eu moins recours à cette méthode, Nicolas Audebert allant même jusqu’à remettre en question cette nouvelle tendance, affirmant que «la seule vraie méthode, ce sont les mains, les yeux, les papilles, et le temps.»

L’influence d’un été sec

Nos dégustations approfondies ont montré qu’il était possible de produire d’excellents vins avec ou sans tri densimétrique, même si l’on constate probablement moins de vins médiocres là où cette technique a été utilisée. Quoi qu’il en soit, le salut du millésime vient d’un été sec. Comme on dit à Bordeaux, «août fait le moût». À Pessac-Léognan, les précipitations en août ont été dans la moyenne, tandis que Saint-Estèphe et Pauillac ont enregistré seulement la moitié des précipitations habituelles. À Pomerol, Juliette Couderc parle d’un «été atlantique classique». Les moûts obtenus étaient néanmoins pauvres en sucre – beaucoup de châteaux ont eu recours à la chaptalisation (pas Les Carmes Haut-Brion, Le Pin, ou Le Boscq, entre autres), ou à l’osmose inverse pour retirer de l’eau (comme à Haut-Simard), ou encore à la saignée. Les moûts affichaient aussi une acidité élevée. «On n’a pas vu un tel niveau d’acidité depuis longtemps», remarque Jean-Emmanuel Danjoy, régisseur de Mouton Rothschild, où le grand vin affiche un pH de 3,7.

Le bois a aussi été un facteur clé : certains ont conservé 100 % de fûts neufs pour donner plus de chair au vin – mais avec un élevage potentiellement plus court –, d’autres ont réduit la proportion de bois neuf (Beauséjour est passé à 40 % contre 60-70 % les trois dernières années). Les niveaux de tanins étaient aussi plus faibles en 2024 que dans les derniers grands millésimes bordelais. Nicolas Labenne, directeur technique à Lynch-Bages, parle d’un «retour à la normalité après cinq années de polyphénols très élevés.» Cependant, ces tanins n’étaient pas toujours mûrs, avec un potentiel d’astringence plus important, ce qui imposait une extraction douce. «Il aurait été très dangereux d’extraire trop», explique Fabien Teitgen, ce qui aurait donné «de mauvais tanins et un creux en milieu de bouche.» Éric Kohler, de Lafite Rothschild, ne dit pas mieux : «Dans ce millésime, il y avait du bon, et puis beaucoup de mauvais tout autour, qu’il ne fallait surtout pas aller chercher pendant les vinifications.» Stéphane Derenoncourt, consultant au château Pavie-Macquin, affirme avoir réalisé l’extraction la plus faible depuis 30 ans. Globalement, la rive droite a produit des vins plus charnus et moins astringents que la rive gauche, bien que cette dernière ait malgré tout donné certains des meilleurs vins du millésime.

Le millésime 2024 est indéniablement supérieur au décrié 2013, et plus proche de 2017 ou 2021. Les Bordelais affirment qu’il est meilleur, et pour certains vins, c’est indéniable. En effet, les IPT (indices de polyphénols totaux) en 2024, bien que plus faibles que la norme récente, sont plus élevés qu’en 2017, et atteignent 65 au Château Margaux, dépassant même 1996, 2001, et même le célèbre 1982. De manière générale, les 2024 seront abordables jeunes, bien que l’acidité élevée leur assure un bon potentiel de garde. Les producteurs se sont souvent montrés réticents à l’idée de faire des comparaisons avec d’autres millésimes. «Il n’y a pas de millésime rouge comparable», affirme Fabien Teitgen, ajoutant : «Nous avons plus de maturité que dans les précédents “petits” millésimes.»

Nicolas Labenne évoque un profil similaire à 2001 et 2011. Le consensus général reste que 2024 marque un retour à un style classique, mais avec une meilleure qualité : «Ce millésime revient à l’ancien style habituel, traditionnel», selon Alexis Leven-Mentzelopoulos, à la tête de Château Margaux. Au Vieux Château Certan, le directeur technique Guillaume Thienpont confirme : «Il a fallu réapprendre ce que l’on savait faire dans les années 80 et 90.» «C’est un millésime du passé, des années 70 ou 80, mais grâce aux technologies actuelles, à la générosité de nos actionnaires (LVMH en l’occurrence, NDLR), à la vinification parcellaire, etc., nous avons été capables de garder le meilleur du passé, sans la rusticité ni le végétal.» À Rauzan-Ségla et Canon, propriétés de Chanel, Audebert parle d’un «engagement humain, technique et financier.»

Nos conseils aux acheteurs

Ne boudez pas 2024, qui offre de vraies pépites, mais il va falloir faire preuve de discernement. Le terroir, les compétences techniques et les moyens financiers ont déterminé quels crus ont su dominer un millésime compliqué. Les meilleurs vins procurent énormément de plaisir. Pour citer Olivier Berrouet, de Petrus : «Ce n’est pas un grand millésime, je ne dirai pas ça, mais il donne du plaisir.» Et que demander de plus, en ces temps agités ?

Retrouvez très prochainement nos notes de dégustation sur le site du Figaro Vin.

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